LE QUOTIDIEN : Quelle définition donner de la santé communautaire ?
ÉRIC BRETON : En France, on utilise plutôt le terme d’action locale en santé. L’origine remonte à la déclaration d’Alma-Ata, à l’issue d’une conférence de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1978. Le but était de pointer l’absence de prise en compte des besoins locaux dans le développement des soins de santé et la nécessité d’intégrer, à l’échelon local, des éléments de prévention, de promotion de la santé, de protection sanitaire.
C’est une façon de décliner le système de santé dans un territoire avec, en parallèle de l’organisation des soins primaires, un travail sur les conditions de vie, les facteurs de risque et l’ensemble des déterminants de la santé.
L’approche recouvre également des enjeux de résilience et d’émancipation, le but étant qu’une population puisse améliorer son contrôle des déterminants de sa santé. Ça peut passer par la littératie en santé, mais aussi par des ressources, comme donner des moyens aux fumeurs qui veulent arrêter ou agir pour la sécurité routière.
La démarche implique un minimum de mobilisation de la population et elle est beaucoup appliquée dans les pays hispanophones ou africains. Un des éléments pour renforcer la capacité d’une population à agir est sa participation. C’est autant un ingrédient pour garantir l’efficacité de l’action que pour s’assurer que ses effets vont perdurer dans le temps. À côté de l’exigence déontologique, c’est une question d’efficacité.
L’origine n’est-elle pas liée aussi à la période du sida et à l’organisation de la recherche et des soins par les patients eux-mêmes ?
É. B. : La pandémie de sida a réveillé la France sur la question de l’action locale en santé. Nous évoluons dans un système très centralisé. Lutter contre le VIH nous a obligés à rejoindre les gens où ils étaient. Ceci a demandé une présence sur le terrain et une connaissance des populations.
Pr ISABELLE RICHARD-CRÉMIEUX : Il peut être utile de souligner que le terme « santé communautaire » est un faux ami en français. Dans le sens de la déclaration d’Alma-Ata, il n’y a pas de référence à une communauté particulière. En français, le terme ne recouvre pas la dimension locale qu’il a en réalité. On parle ainsi d’action locale en santé.
É. B. : Le sens renvoie généralement à un territoire. L’échelle est celle d’un quartier. Mais il y a aussi une santé communautaire autour d’une identité. C’est le cas dans la lutte contre le sida : l’approche de santé communautaire a été fondée sur une expérience et une discrimination communes.
Pr I. R.-C. : Les maisons des femmes relèvent aussi de la santé communautaire.
É. B. : Tout à fait, c'est bien le cas puisqu'elles n'interviennent pas seulement en soins primaires mais intègrent aussi les questions des conditions de vie, des violences conjugales, etc.
Beaucoup d’initiatives affichent une dimension communautaire. Comment faire le tri ? Quels critères retenir ?
É. B. : On reconnaît une démarche de santé communautaire au fait qu’elle adopte une vision globale des déterminants de la santé, qu’elle replace la population dans un contexte et qu’elle mobilise les moyens et les ressources locales.
Un médecin libéral qui contribue à la santé d’une population locale ne fait pas pour autant de santé communautaire. S’il est intégré dans un réseau qui agit sur des déterminants plus larges comme le logement ou les violences, il s’inscrit dans la tradition de la santé communautaire.
Pr I. R.-C. : Il ne suffit pas, sur un même territoire, que le soin soit réalisé par les soignants et la santé publique par d’autres acteurs. L’enjeu est d’articuler les deux avec une organisation et une gouvernance qui prévoient explicitement cette articulation et des indicateurs pour en mesurer l’impact.
Cette approche est peu développée en France. Mais on voit à travers les contrats locaux de santé (CLS) que le lien commence à se nouer entre plans locaux de santé et projets de santé des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Ces rapprochements participent d’une approche de santé communautaire.
Le manque d’articulation entre la santé publique, l’action collective et la santé individuelle, avec des acteurs et des organisations différents, conduit à une multiplicité de dispositifs de coordination.
Quels autres freins sont identifiés ?
É. B. : Dans le système français centralisé, la responsabilité populationnelle locale ne revient à personne. Dans d’autres systèmes de santé, les stratégies sont adaptables dans un territoire pour améliorer la santé de la population. Tous les pays du nord de l’Europe ont cette caractéristique d’avoir des localités qui gèrent la santé, l’éducation, etc. Le pouvoir central donne des directives, des orientations, et, bien sûr, des moyens. Notre système s’est construit sur une logique hospitalo-centrée, empêchant le développement d’autres modes de gouvernance.
Pr I. R.-C. : Je vois trois obstacles au développement de cette démarche en France aujourd’hui : la centralisation, avec des règles d’organisation identiques à Paris, Lille ou Marseille, et peu d’espace pour l’initiative ; le caractère hospitalo-centré du système de santé ; et le paiement à l’acte. Conjugués, ces éléments ne sont pas favorables au développement d’une santé communautaire. Mais les trois sont enracinés dans l’histoire du pays et difficiles à modifier sans remous.
L’option prise aujourd’hui est de conserver ces éléments en y ajoutant des mécanismes de liaison et de dérogation, mais aussi d’autres types de financement pour permettre d’injecter une dose de santé communautaire là où les besoins sont les plus criants et où les défis l’exigent (addictions, violences, santé mentale des ados). La coordination CPTS/CLS permet d’amorcer cette évolution. La jonction entre santé primaire et prévention est en train de prendre.
Développer la santé communautaire en France impliquerait-il de créer de nouveaux métiers et de nouveaux rôles ?
É. B. : Une enquête sur des CLS menée en Bretagne et en Pays de la Loire montre l’émergence de nouveaux métiers de coordination. Ces compétences ne sont pas forcément reconnues par le système et restent mal valorisées et mal rémunérées. Elles permettent pourtant d’adopter le lexique de différents corps de métiers et de faire le lien entre différents langages.
Pr I. R.-C. : Des éléments de coordination et d’administration de la santé sont à développer. En dehors de l’hôpital, peu de personnes peuvent écrire un projet médical, évaluer son coût, etc. Ce sont des métiers à implanter dans les territoires. Il faut aussi créer une place, un statut et une rémunération pour des professionnels de la santé publique qui ne sont pas des professionnels de santé. La diminution de la consommation tabagique sur un territoire donné peut être facilitée par des consultations avec une infirmière tabacologue, mais il faut aussi une stratégie de promotion de la santé, conçue et menée par des gens dont c’est le métier et qui ne sont pas nécessairement des soignants. Cette dimension est absente et c’est un autre obstacle.
É. B. : La littérature montre le besoin, au XXIe siècle, de profils capables de mobiliser les acteurs et les populations locales. Cette évolution va de pair avec notre compréhension, bien meilleure qu’il y a trente ans, des déterminants de la santé. On a longtemps été convaincu que l’espérance de vie ne pouvait pas reculer. Ce n’est plus le cas. L’espérance de vie ralentit et recule même chez les hommes aux États-Unis, du fait des inégalités sociales de santé. Autrement dit, le soin, aussi performant soit-il, ne parvient pas, seul, à garantir la santé d’une population.
L’utilisation du terme « aller vers » par les politiques traduit-elle une prise de conscience de l’intérêt d’une approche communautaire ?
É. B. : On ne peut qu’approuver. C’est la réponse à une meilleure lecture des ressources spécifiques qui peuvent être nécessaires. C’est aussi la reconnaissance d’un gouffre entre l’offre de services publics et ce à quoi la population accède. Un peu plus de 30 % de la population éligible ne perçoit pas le RSA par exemple. Cette réalité du non-recours nous oblige à interroger l’offre et les conditions d’accès. L’aller vers est une des réponses.
Quels conseils donnez-vous à un médecin pour intégrer une approche communautaire et populationnelle à sa pratique ?
Pr I. R.-C. : Intégrer une CPTS et se rapprocher du responsable du CLS !
É. B. : Travailler seul n’est plus d’actualité. Personne n’a, seul, la réponse à l’ensemble des carences du système. C’est en combinant les ressources, en créant des liens qu’on ouvrira le champ des possibles.
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