Vincent Lambert, Marwa, ou Inès, sont les « cas » les plus médiatiques. Mais des situations similaires, où la famille réclame la poursuite des traitements actifs, alors que l'équipe médicale y voit une obstination déraisonnable, sont loin d'être des exceptions.
Le service de réanimation du Pr Sylvain Renolleau, à l'hôpital Universitaire Necker-Enfants malades, a ainsi accueilli un grand prématuré, souffrant d'une maladie respiratoire grave, à 3 mois. L'enfant avait été précédemment pris en charge par deux équipes, qui avaient vainement proposé aux parents un projet de soins palliatifs. Son état se dégrade pendant le transfert vers Necker. Le conflit éclate sur la trachéotomie : l'équipe médicale la juge déraisonnable en raison de la maladie pulmonaire, les parents la désirent. « Ils pensent que l'enfant va récupérer, refusent toute désescalade thérapeutique, veulent qu'il vive à tout prix », résume le Pr Renolleau. « On était à la limite de la rupture de lien avec le risque d'une judiciarisation », poursuit-il. L'équipe enchaîne staffs multidisciplinaires, entretiens, recours à tiers extérieurs. L'enfant décède par arrêt cardiorespiratoire en présence du père, qui, pompier, tente un dernier massage. « On avait pu assurer le niveau de confort de l'enfant, la fin de vie fut relativement sereine pour la famille », dit le Pr Renolleau. Mais l'histoire a marqué l'équipe, qui a s'est sentie agressée et menacée, en sus du conflit éthique.
Autre vignette, chez les adultes : le service d'anesthésie réanimation du Pr Catherine Paugam-Burtz, à Beaujon, reçoit un septuagénaire victime d'un AVC hémorragique, rapatrié de l'étranger. Un mois après son arrivée, une réunion collégiale juge que le maintien de la ventilation mécanique est déraisonnable mais la famille refuse catégoriquement l'extubation. Les choses se précipitent lorsque la FI02 est changée, sans impact sur l'état de santé. Courrier de l'avocat, menace d'une plainte pour homicide volontaire. Finalement, après des jours de discussions, de recours à des médiateurs, notamment religieux, le climat de confiance revient, une extubation non terminale est réalisée, le patient sort extubé. « Ce fut difficile pour l'équipe, remise en cause alors qu'elle avait l'impression de faire ce qui est bien », assure le Pr Paugam-Burtz.
La justice n'est pas une solution
Comment répondre aux demandes des proches quand elles semblent déraisonnables ? Qu'ont les médecins à attendre de la justice ?
Le législateur qui, en 2005 répondait dans le sillage de l'affaire Vincent Humbert à une demande d'arrêt des traitements des patients (la loi Leonetti), n'avait pas envisagé l'inverse : la demande de leur poursuite, qui éclate au grand jour lors de l'affaire Vincent Lambert.
À cette occasion, le Conseil d'État redéfinit l'obstination déraisonnable, en ajoutant, à des critères purement médicaux (traitements inutiles, disproportionnés, n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie), la prise en compte de la volonté du patient, à l'aide d'éléments non médicaux.
Le Conseil d'État a depuis précisé les choses : les médecins ne doivent pas mettre en oeuvre une décision de limitation ou d'arrêt des traitements actifs (LATA) avant que la famille n'ait eu le temps de déposer un recours ; la LATA est une décision médicale ; pour les mineurs, le médecin doit rechercher l'accord des parents, sans être obligé de s'y tenir. Une ambiguïté, aux yeux de Frédérique Dreifuss-Netter, conseillère à la Cour de Cassation. « Le médecin peut faire contre mais pas sans la famille », interprète Suzanne Von Coester, de la Direction des affaires juridiques (DAJ) de l'AP-HP. Enfin, le Conseil d'État a dans l'ordonnance du 5 janvier 2018 (Inès) pour la première fois désigné comme une considération primordiale « la plus grande bienfaisance à l'égard de l'enfant et de son intérêt supérieur », a salué Frédérique Dreifuss-Netter.
Néanmoins, l'appareil juridique n'est pas univoque et les ordonnances rendues à propos de Marwa et d'Ines divergent dans la définition de l'obstination déraisonnable, estime Frédérique Dreifuss-Netter. « Il y a une insécurité juridique, je ne peux vous dire dans quelles conditions le Conseil d'État validera une décision médicale », a-t-elle déclaré.
Concrètement, ces situations se jugent au cas par cas et la DAJ de l'AP-HP préconise le dialogue éthique, plutôt qu'une judiciarisation. « Beaucoup de décisions d'arrêts des traitements ont été invalidées par la justice ; et même lorsque la justice entérine la décision médicale, son avis n'est pas toujours suivi d'effet », remarque Marie Grosset, juriste à la DAJ, citant Vincent Lambert et Inès.
Les pistes pour éviter le conflit
Les professionnels ont avancé plusieurs pistes pour guider la réflexion éthique et éviter qu'un désaccord entre familles et soignants ne dérive en un conflit.
« Chercher la volonté du patient, ne pas se précipiter, tracer l'ensemble des échanges au dossier médical » préconise la DAJ.
Le Centre d'éthique clinique de l'AP-HP (CEC) préconise d'impliquer la famille dans la construction du diagnostic d'obstination déraisonnable. Aux médecins qui opposeraient que la famille n'a pas à porter le poids d'une décision aussi lourde, la directrice Véronique Fournier répond : « C'est la contrepartie de l'évolution démocratique vers la co-décision. »
La proposition du CEC d'évoquer le plus tôt possible d'éventualité d'une LATA (et non seulement d'en informer la famille après une prise de décision entre professionnels) fait davantage consensus. « Le diagnostic d'obstination déraisonnable doit n'être qu'un point de départ aux discussions », estime le Pr Sadek Beloucif, chef de service d'anesthésie réanimation à l'hôpital Avicenne et membre de la CME.
Les situations à risque conflictuel doivent être anticipées ; un besoin de formation s'est fait jour pour mieux comprendre le point de vue des proches et ajuster la communication (parler de traitements inappropriés ou de maltraitance plus que d'obstination déraisonnable, avertir qu'un temps long en réanimation ne donne pas matière à espérer..., mieux présenter les soins palliatifs). « On ne nous apprend pas toujours à communiquer quand nous ne sommes pas d'accord, a fortiori face à des personnes qui expriment des croyances qui ne nous semblent pas rationnelles », a reconnu la Pr Paugam-Burtz.
Les soignants ont plébiscité le recours aux tiers extérieurs et le soutien de la part de l'institution.
Le Pr Sadek Beloucif a enfin appelé à traduire les faits en valeurs et à réfléchir en termes de conflits de devoirs. Et « à ne jamais oublier que les médecins, s'ils peuvent arrêter les traitements, n'interrompent jamais les soins ».
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