« CE N’EST pas seulement un livre académique, c’est un brûlot. » Le Pr Didier Sicard en est persuadé, l’ouvrage auquel il vient de contribuer n’est pas un énième ouvrage sur la santé publique mais, révélateur des inégalités et des silences qui traversent nos sociétés, il constitue une charge frontale contre tous ceux qui continuent à croire que le progrès seul permettra de résoudre tous les problèmes de santé. Un ouvrage à mettre entre toutes les mains, notamment celles des décideurs.
Didier Fassin, qui l’a codirigé avec le sociologue Boris Hauray, ne dit pas autre chose. Anthropologue, sociologue, médecin, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et désormais à l’Institute for Advanced Study de Princeton (États-Unis), il est un des témoins de l’évolution de la santé publique : « Il y a 20 ans, le premier ouvrage que j’ai dirigé avec Gilles Brucker s’intitulait déjà "Santé publique" et était publié chez un éditeur universitaire**, rappelle-t-il. La soixantaine d’auteurs que nous avions réunis était pour la plupart des médecins. » Aujourd’hui paraît « Santé publique, l’état des savoirs » chez un éditeur généraliste, La Découverte, auquel ont aussi collaboré une soixantaine de chercheurs pour la plupart issu des sciences sociales, même si la médecine est encore bien présente.
Enjeu de société.
« Ce parallèle entre les deux volumes met en évidence le fait qu’en deux décennies, nous sommes passés de la santé publique comme domaine académique à l’intérieur du champ médical, encore assez marqué par l’esprit de l’hygiène publique du XIXe siècle, à la santé publique, enjeu de société. Bien sûr, on y traite toujours de maladies, d’environnement et d’administration sanitaire, mais plus tout à fait dans les mêmes termes, ni avec les mêmes outils et plus avec le même regard », poursuit l’anthropologue.
Le mot lui-même fait aujourd’hui partie du vocabulaire politique et du sens commun. Son usage polysémique renvoie tantôt au bien-être des collectivités, à la prévention des maladies, à l’épidémiologie des maladies, leur distribution dans une population, à la discipline universitaire fortement institutionnalisée, et tantôt au secteur administratif qui en assure la gestion, État ou collectivités territoriales, qui mettent en place des politiques publiques. Plutôt que de définir la santé publique – « ce qui est souvent une manière de prescrire ce qu’elle doit être », soulignent les coordonnateurs – l’ouvrage tente de la décrire et d’en comprendre les enjeux, l’appréhendant, au sens de Foucault, comme une « forme particulière de gouvernement de la vie et des vies », à la fois des vies biologiques et des vies sociales.
Une telle lecture témoigne des évolutions récentes et des nouveaux domaines désormais pris en compte par la santé publique. Beaucoup de problèmes de société, comme la précarité, la violence, les déviances, la sexualité, la sécurité, qui n’avaient pas vocation à entrer dans le champ de la santé, sont désormais des problèmes médicaux mais sont traités dans un espace plus large que celui de la médecine. Didier Fassin y voit un double processus de « médicalisation et de politisation ». Le mauvais traitement des enfants en est un exemple. Il apparaît « dans le domaine socio-juridique à la fin du XIXe siècle, puis devient au milieu du XXe un problème médical à travers le syndrome des enfants battus pour devenir enfin un enjeu de santé publique sous une nouvelle appellation, la maltraitance infantile, au cours des deux dernières décennies ».
Les quatre volets de l’ouvrage éclairent ces questions. La première partie fait une place aux différentes disciplines qui contribuent à la santé publique et la constituent : biomédecine, épidémiologie, économie, droit, sciences de la gestion, sciences sociales. La deuxième partie traite des grandes questions de santé publique : mortalité et causes de décès, maladies coronariennes, cancers sida, pathologies émergentes, affections génétiques, santé mentale, drogues illicites et toxicomanies, nutrition, accidents, handicap, naissance, vieillissement, travail, précarité, violences interpersonnelles. La troisième partie est centrée sur les politiques, incluant la protection maladie, l’organisation des soins, la sécurité et la veille sanitaire, la prévention ou encore l’enseignement et la recherche. La quatrième partie, enfin, met en lumière les grands enjeux actuels, parmi lesquels l’éthique, vue en particulier à travers les rapports Nord/Sud et la protection contre les risques notamment environnementaux. « Une étude récente montre que de 15 à 20 % du fardeau des maladies pourraient être dus aux risques liés à l’environnement avec 80 000 décès annuels dans le cas de la France », souligne Boris Hauray, chargé de recherche à l’INSERM, membre de l’IRIS (Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, CNRS-INSERM-EHSS-UP-13).
Le vrai paradoxe français.
Toutefois, la grande originalité du projet tient au parti-pris voulu par les deux coordinateurs et auquel ont adhéré les auteurs, de mettre la question des inégalités au centre du propos. « C’est un paradoxe méconnu, souligne Didier Fassin, que notre système de santé soit considéré par l’Organisation mondiale de la santé comme le plus performant au monde et que les disparités devant la mort en fonction des catégories socioprofessionnelles soient parmi les plus élevées des pays occidentaux. » La médecine et les soins n’ont qu’une influence modeste sur les inégalités sociales de santé, alors que l’on a longtemps pu croire que les avancées des connaissances et des techniques médicales, le développement des programmes de prévention auraient permis de les vaincre. En France, la différence d’espérance de vie à 35 ans entre un ouvrier non qualifié et un cadre de la santé publique est de 9 ans. Les écarts sont encore bien plus grands si l’on considère l’espérance de vie en bonne santé. « De ce point de vue, la France est au dernier rang des pays d’Europe de l’Ouest de niveau socio-économiques comparable. La question traverse l’ensemble des chapitres du livre. Nous aimerions aussi qu’elle hante nos gouvernements dans une période où le creusement des inégalités sociales annonce un approfondissement des inégalités de santé », conclutDidier Fassin.
Cinq cents pages salutaires, avec des chapitres concis, des données actualisées sur les grands thèmes de santé publique, et des auteurs reconnus dans leur spécialité, devrait faire de cet ouvrage, une référence dans le domaine.
* « Santé publique, l’état des savoirs », Ed. La Découverte, octobre 2010, 536 p., 25 euros.
** « Santé publique », sous la direction de Gilles Brucker et Didier Fassin, Ellipses, 1989.
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