L 'INJUSTICE est totale et pourtant, elle frappe plusieurs centaines d'enfants, qui meurent chaque année dans les services de réanimation pédiatrique. « Dans mon service de réanimation qui soigne des nouveau-nés, des nourrissons et des enfants jusqu'à l'adolescence, une centaine d'enfants meurent chaque année, raconte (2) le Dr Denis Victor, chef du service de réanimation néonatale et pédiatrique de l'hôpital de Bicêtre.
Ce chiffre est effrayant car, s'il n'est pas contre-nature, il est contre-logique. Chacun de nous pense que la mort est naturelle quand il s'agit de nos parents, de nos proches, de nos amis et de nous-mêmes. Mais pense-t-on à la mort de nos enfants ? »
Depuis quelques années, les maternités et services de néonatalogie commencent à prendre en charge, à l'initiative des soignants, la douleur psychique que provoque la mort d'un enfant, en particulier celle qui se déroule pendant la grossesse, que cette mort soit spontanée ou qu'elle intervienne après la découverte d'une malformation, par une interruption médicale de grossesse (IMG).
Cette démarche d'accompagnement du deuil périnatal, qui remonte aux années quatre-vingt, a été tout d'abord entreprise en Belgique et en Grande-Bretagne, pays précurseurs en matière de prise en charge psychologique du deuil. En France, dans la plupart des lieux de naissance, on ne montrait pas aux mères, même à celles qui le désiraient, le corps de leur enfant mort. Ce souhait maternel était plutôt considéré, par l'équipe soignante, comme une attirance morbide que comme l'expression d'une nécessité. Bon nombre de psychologues et de psychiatres estiment que le deuil ne peut être vraiment entrepris qu'à partir d'une réalité physique tangible.
La grossesse niée
Le deuil vécu par ces femmes est d'autant plus difficile que, tant au niveau médical qu'au niveau social, leur grossesse est niée. Sur le plan juridique, seuls les enfants nés « vivants et viables », c'est-à-dire des ftus à partir de quatre mois et demi ou de 500 grammes, ont droit à un état civil. Les ftus nés vivants à moins de quatre mois et demi puis décédés ont droit à un acte d'enfant déclaré sans vie. Lorsque l'enfant naît mort, la législation reste inchangée par rapport au code Napoléon de 1806 : à partir de six mois de gestation, l'enfant né mort est reconnu par un acte d'enfant déclaré sans vie. Quant à l'enfant mort-né de moins de six mois, il n'est rien aux yeux de la loi.
Dans son ouvrage sur les nouveaux rites de passage dans les sociétés modernes avancées, l'anthropologue Michèle Fellous, chercheuse au CNRS, montre comment de nouvelles pratiques se sont créées dans certains services pédiatriques pour venir en aide à ces mères. « Tout comme elles rejettent les rites offerts par les religions établies, les personnes en quête de nouveaux rites estiment inappropriées la psychologisation et, plus encore, la psychiatrisation des moments de passage. »
Enfin, ajoute l'anthropologue, tous dénoncent la perception du temps « propre à nos sociétés : usure intérieure, disjonction du rythme de la temporalité subjective et de la temporalité sociale, rapidité imposée, gommage de l'espace de temps nécessaire à l'intégration des séparations ».
A l'hôpital Jeanne-de-Flandre de Lille, l'équipe soignante du service de néonatalogie, soutenue par la direction, a mis en place les conditions d'accompagnement de ces mères qui, pour la plupart, n'avaient d'images de leur bébé que celles des échographies. Dans le livre de Michèle Fellous, une mère raconte comment elle a essayé de se détourner de son bébé après que les médecins lui eurent révélé une malformation du ftus : « Entre le moment du diagnostic et l'interruption, il y a eu un mois. Je me répétais : "Je ne peux plus m'attacher à ce bébé". Du coup, je n'en avais qu'une représentation échographique, et je me disais : "C'est rien, c'est une forme" .»
Deux médecins sont à l'origine de cette démarche de soutien, à Jeanne-de-Flandre : les Drs Maryse Dumoulin et Anne-Sylvie Valat. L'accompagnement est systématiquement proposé aux parents en détresse dans un contexte qui reste médical, thérapeutique et préventif. Même s'il est souple, on reste dans le cadre d'un protocole. « Nous ne proposons ce protocole de façon systématique que pour les parents qui perdent un enfant âgé d'au moins quatre mois et demi, explique le Dr Anne-Sylvie Valat. Il s'agit du seuil fixé par l'OMS (Organisation mondiale de la santé) pour reconnaître une naissance. Mais ce seuil épidémiologique correspond à une réalité : il est très difficile d'habiller quelqu'un en dessous de cet âge. » Si les soignants veulent porter secours aux parents, ils ne veulent toutefois pas être considérés comme des adeptes du « pro-life ».
Du jour où le diagnostic tombe, un relais se met en place autour de la mère et à sa demande, avec les sages-femmes, les médecins et les psychologues, ainsi que le personnel administratif. Une personne chargée de l'état-civil a été spécialement déléguée au service de néonatalogie.
L'accompagnement a pour but de réintroduire le réel et de replacer les parents dans leur rôle. Les soignants témoignent de la réalité de l'enfant à naître et l'humanise.
L'adieu et les funérailles
Lorsqu'une interruption thérapeutique a été décidée, les médecins parlent des modalités de l'accouchement programmé, bien que la plupart des mères évoquent d'emblée la pratique d'une césarienne. « J'estime qu'il faut faire comprendre aux parents que l'enfant, porteur de sa maladie, est là, que nous allons l'accueillir et qu'il y a bien une grossesse, reprend le Dr Anne-Sylvie Valat. Je pense qu'il est important de dire au revoir à l'enfant, tant pour les soignants que pour les parents. Je leur propose des démarches qu'ils sont libres d'accepter ou non. Il faut leur faire confiance et leur laisser le temps de cheminer. Pour l'équipe soignante, cela demande beaucoup d'investissement et d'énergie. Mais les parents apportent aussi beaucoup de chaleur. Ce que nous voulons, c'est que les parents partent tristes mais sereins. » Au-delà de la prise en charge de la souffrance maternelle, c'est l'histoire de la famille que les soignants veulent ainsi respecter et préserver. Ils s'occupent souvent du suivi de grossesses postérieures.
Le protocole d'accompagnement commence par l'accueil de l'enfant : nettoyé, habillé par des vêtements fournis par les parents ou par les soignants, le bébé est montré aux parents, puis photographié dans les bras, parentaux ou des soignants. Un bracelet indique également le prénom choisi par les parents. Pour Michèle Fellous, ces gestes usuellement accomplis pour tout nouveau-né « prennent ici un poids plus lourd. Ils font figure de rituel, car ils deviennent accueil et reconnaissance de cet enfant né mort ».
Radicalement différentes du cliché Polaroid à usage médical, les photographies, qui sont une trace tangible de l'enfant, sont données aux parents lorsqu'ils le souhaitent. Elles sont, de toute façon, conservées au sein du service. « Certains parents viennent nous revoir plusieurs mois ou années après l'événement, pour récupérer les photographies de leur enfant », assure le Dr Valat.
La séparation d'avec l'enfant se fait en deux temps ritualisés : l'adieu et les funérailles.
Les soignants présents
Bien qu'il n'y ait plus de gestes médicaux à proprement parler, les soignants comme la personne chargée de l'état-civil continuent d'être présents, à la demande des parents. Une cérémonie est élaborée avec l'aumônier de l'hôpital lorsque celle-ci est religieuse. « On avait préparé un petit livret avec des psaumes, mais je m'en décolle de plus en plus, commente l'aumônier, également mère de famille. Ce sont les parents qui préparent leurs paroles, et à chaque fois, c'est différent. » C'est pour répondre à la question des parents, « mais où va mon enfant maintenant? », que le Dr Maryse Dumoulin a voulu aller plus loin dans l'accompagnement : jusqu'à inciter l'administration de l'hôpital à détacher un fourgon pour ces enterrements, et à acquérir (en 1992) une parcelle du cimetière de la ville. L'enterrement est l'ultime étape de l'accompagnement.
« De même que les rites d'accueil et d'adieu restaurent l'image de la mère, transformant la mère mortifère en mère "suffisamment bonne" (expression du psychanalyste Winnicott) , l'accompagnement partagé restaure l'image de la maternité hospitalière comme lieu où se donne et se reproduit la vie, où l'acte de mort peut se recomposer en liens humains suffisamment forts pour que chacun puisse continuer à vivre avec le souvenir de ce qui fut partagé », note Michèle Fellous.
C'est l'expérience que veulent faire partager les Dr Dumoulin et Valat (3), à l'hôpital, mais aussi à l'extérieur. Car les médecins généralistes ont leur rôle à jouer dans la reconnaissance de la maternité de leur patiente meurtrie.
(1) Editions L'Harmattan, 2001.
(2) Actes du colloque « Psychanalyse et fin de vie » organisé en novembre 1998 par l'association Etudes freudiennes. Fax : 01.46.33.37.04. Internet : www.etudes-freudiennes.org
(3) Elles participent au colloque sur la prise en charge du deuil périnatal, CHU de Grenoble, le 19 mars prochain. Inscription gratuite, mais obligatoire, au 04.76.76.57.64.
Des entretiens de soutien pour accompagner le deuil
L'association François-Xavier Bagnoud propose des entretiens de soutien à toute personne en deuil, qu'elle soit adulte, adolescente ou enfant. Assurées par les psychologues et d'autres professionnels expérimentés du centre Bagnoud, ces rencontres régulières ont pour but de permettre à ces personnes de retrouver un équilibre. La fréquence et la durée des entretiens, qui ont lieu soit dans les locaux du centre, soit à domicile, varient de quelques rencontres à un soutien hebdomadaire ou mensuel pendant plusieurs mois. Le suivi de deuil à domicile est assuré par des bénévoles spécifiquement formés.
Des groupes d'entraide, qui réunissent une fois par mois de huit à dix personnes, sont également proposés aux parents dont le bébé est mort en cours de grossesse ou à la naissance, aux adolescents en deuil d'un parent, d'un frère ou d'une sur.
Centre François-Xavier Bagnoud, 7, rue Violet, 75015 Paris. Tél. : 01.44.37.92.00.
Un livret pour les parents en deuil
L'association Sparadrap édite, avec l'aide de la Fondation de France, un livret pour permettre un meilleur accompagnement des parents qui viennent de perdre un enfant : « Repères pour vous, parents en deuil ». Élaboré par le service de réanimation pédiatrique polyvalente et de néonatalogie de l'hôpital Necker - Enfants-Malades, ce livret est conçu pour être remis aux parents juste après le décès de leur enfant. La première partie donne des informations et des conseils pratiques sur les décisions à prendre après l'annonce du décès et sur les conduites à tenir avec la fratrie et l'entourage. La seconde partie donne des repères à plus long terme sur le déroulement du deuil et les pistes de soutien. Il contient une liste d'associations spécialisées et une bibliographie détaillée comprenant des ouvrages généraux sur le travail de deuil et des témoignages plus personnels.
Le livret constitue également un instrument d'aide aux soignants dans leur communication avec les familles au moment du décès. Il peut servir de base au dialogue et permet d'éviter la rupture vis-à-vis des parents. Les objectifs du document sont de redonner quelques repères aux parents, de leur rendre la maîtrise des événements et de les rendre actifs auprès de leur enfant. Le livret est diffusé par l'association Sparadrap (30 F l'unité ou 15 F l'unité par 50 exemplaires). Le mois dernier, 5 000 exemplaires du livret ont été envoyés gracieusement dans les services de pédiatrie français.
Tél. 01.43.48.11.80 ou Internet : www.sparadrap.org
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