L A violence conjugale est passée au peigne fin de l'épidémiologie, aujourd'hui, dans les locaux du ministère de la Santé, où se tient, en présence de Bernard Kouchner, un colloque sur le sujet organisé par l'Institut de l'humanitaire (1).
Présente dans la plupart des sociétés, la violence conjugale reste méconnue malgré son ampleur. En France, d'après la première enquête nationale en la matière, rendue publique le 6 décembre 2000, près d'une femme sur dix en est victime (2), sous forme de coups, de pression psychologique, voire de viol. Quelque 7 à 8 % des entrées aux services des urgences générales et médico-judiciaires de l'Hôtel-Dieu de Paris sont concernées.
Aux Etats-Unis, ce taux atteint les 20 %. En Suisse, 21 % des femmes sont violentées au sein de la famille, en Finlande 22 %, en Espagne, où l'on parle de « terrorisme conjugal », 14,2 %, dont 4,2 % de façon répétée. L'Organisation mondiale de la santé estime que la femme agressée perd entre une et quatre années de vie en bonne santé et que la prise en charge ambulatoire de ces victimes coûte deux fois et demie plus que celle d'un accompagnement classique dans les mêmes conditions.
Le rôle du médecin
Face à ce fléau, le rôle du médecin est primordial, souligne le rapport du groupe de travail Henrion (3), commandé par Dominique Gillot en septembre dernier et remis aujourd'hui au ministre délégué à la Santé. En raison de sa proximité et de la notion de secret professionnel, le praticien est un interlocuteur de choix. D'ailleurs, 25 % des femmes battues vont directement à un cabinet médical, contre 13 % qui s'adressent à la police et à la gendarmerie. Outre-Atlantique, où le fléau se révèle plus grave qu'en Europe, l'Association médicale américaine a tiré la sonnette d'alarme il y a une dizaine d'années.
Les blessures provoquées par les coups sont souvent sérieuses, explique au « Quotidien » le Pr Henrion, qui a « découvert l'ampleur du drame après cinquante ans de gynécologie-obstétrique ». Le crâne, la face et le cou sont les plus exposés, trois fois plus souvent touchés que les autres parties du corps. Les hématomes « frais, associés à d'autres en voie de résorption, témoignent de violences répétées. On peut voir de tout, des plaies au nez ou à la mâchoires aux troubles ophtalmiques, en passant par les fractures de membres ». Une étude américaine réalisée dans une unité médico-judiciaire fait état de 59 % de contusions, 24 % de plaies profondes et 14 % superficielles et de 13 % de fractures.
Evidemment, fait remarquer l'académicien de médecine, il est plus difficile de dépister les « retentissements psycho-somatiques », d'autant que les victimes, devant leur médecin, invoquent des troubles du sommeil ou de l'alimentation, une lombalgie chronique ou une douleur pelvienne chronique, « qui, apparemment, ne se rattachent pas à des violences conjugales ».
Les conséquences des violences peuvent aller jusqu'au suicide ou l'homicide. L'Institut médico-légal de Paris, qui couvre la région Ile-de-France, relève que la violence conjugale est la première cause de mortalité féminine, avec 59 décès en 1990, 76 en 1991, 67 en 1992 et 60 récemment. On peut imaginer, laisse entendre le Pr Henrion, que chaque année, en France, 140 femmes meurent sous les coups de leur partenaire.
Les aspects psychiatriques ne sont pas non plus négligeables. Soumise à la terreur (propos humiliants, chantage), l'épouse ou la compagne bascule, une fois sur deux, dans la dépression, perdant le sommeil et tout équilibre alimentaire. Certaines abusent de substances psychoactives, principalement d'alcool et de tabac, et chez 10 % d'antidépresseurs, d'analgésiques, d'anxiolytiques ou autres hypnotiques. Un traumatisme grave entraîne « une expression itérative des événements ». Les problèmes gynécologiques sont également à redouter : affections génitales, y compris le VIH, douleurs pelviennes et troubles de la sexualité (anorgasmie) ou des règles. « Bref, le cortège fonctionnel est lié à la brutalité exercée sur la femme et à l'image que cette dernière a de son corps qui se dégrade ». La grossesse, associée à un viol, un enfantement non désiré ou déclarée sur le tard, constitue « un facteur favorisant ou aggravant de la violence conjugale ». Une enquête INSERM Saurel-Cubizolles de 1997, effectuées dans 3 maternités, fait apparaître que 4,1 % des femmes ont été brutalisées dans les 12 mois suivant la naissance. Durant la grossesse, les femmes soumises au terrorisme de leur partenaire abusent, là encore, de produits psychoactifs, entraînant, avec le tabac, un risque de retard de croissance in utero. « La rupture des membranes, avec accouchement précoce, ou le décollement prématuré du placenta, suivi de souffrances, d'hémorragies et parfois de mort ftale » sont le lot des compagnes violentées, au même titre que « l'absence de montée laiteuse, l'allaitement de mauvaise qualité ou des liens mère-enfant difficiles ».
Des conséquences pour les enfants
Les violences conjugales envers les femmes entraînent, d'autre part, des ondes de choc pour les enfants (70 %). Dix pour cent de ces témoins s'exposent même aux coups (blessures accidentelles) lorsqu'ils prennent parti. Comme leur mère, ils perdent le sommeil, mangent mal ou tombent, parfois, dans des états dépressifs. A cela s'ajoutent, selon les cas, un désengagement ou un sur-investissement scolaire, des fugues, des comportements de délinquance, une conduite addictive, des difficultés de langage, voire une perte d'audition. « Les quelques études françaises et tous les travaux européens et américains dans ce domaine sont accablants, alarmants », commente le Pr Henrion.
Cinq facteurs à prendre en compte
Le rôle du médecin est donc primordial. C'est à lui de faire parler la victime, sans la soumettre à un interrogatoire, afin qu'elle libère son angoisse. Sans dialogue, le dépistage n'est pas efficace. « La plupart de ces femmes blessées affirment sans ambages qu'elles sont tombées dans l'escalier. Heureusement, dit le praticien , qu'il existe des facteurs pour éveiller la suspicion. »
Les 20-25 ans sont deux fois plus touchées que les autres, ainsi que les femmes récemment séparées, en instance de divorce, celles appartenant à un couple instable, ou dont le conjoint a été victime de maltraitance lorsqu'il était enfant, quand il est sans emploi, boit ou affiche une violence reconnue (jaloux, impulsif, autoritaire au travail, etc.). Une épouse victime de ses propres parents dans l'enfance a quatre fois plus de risque de tomber sur un mari-bourreau.
Le médecin, estime le groupe de travail Henrion, doit apprécier la gravité de la violence subie en fonction de cinq critères. Il s'agit de la fréquence des actes, du contexte de l'alcoolisme chronique du partenaire, du retentissement sur les enfants, de l'existence de menaces de mort ou de l'usage d'arme et de l'état de vulnérabilité de la femme (dépression, tendance suicidaire).
Qu'il établisse ou non un certificat, exigé par 80 % des femmes violentées qui consultent, il sera bien avisé, est-il suggéré, de constituer systématiquement un dossier rapportant les faits subjectifs et objectifs. En effet, même s'il n'y a pas de certificat de coups et blessures, le code pénal prévoit qu'un mari violent peut passer en correctionnelle et être condamné à trois ans de prison. Si l'incapacité totale de travail (ITT) est égale ou inférieure à 8 jours, la sanction est de 3 ans de détention et 300 000 F d'amende et, au-delà, de 5 ans et 500 000 F.
Si le médecin « craint l'irréparable », après avoir évalué la gravité et la nature des lésions, le rapport propose à l'administration hospitalière d'autoriser une « hospitalisation immédiate sous X », de telle manière que le mari ne puisse pas repérer l'endroit où se trouve sa victime. L'hospitalisation doit permettre de porter plainte auprès de la police ou de la gendarmerie, de quitter le domicile conjugal avec les enfants, d'orienter la femme violentée vers un service d'urgence médico-judiciaire (une soixantaine dans le pays) ou une association spécialisée comme Violences conjugales femmes-Info service (tél. O1.40.33.80.60).
Lorsque la victime dépose une plainte, elle la retire 8 fois sur 10 dans les 48 h. C'est pourquoi un praticien averti et formé à la prise en charge des violences conjugales, comme le préconise le rapport Henrion en appelant les ministres concernés à faire figurer ce thème dans les programmes d'examens des études médicales, devrait être efficace (4). Cela relève du devoir de protection de la santé des patients, comme le stipule l'article 44 du code de déontologie, pendant des articles 223-6 et 226-14 du code pénal, qui n'exclut pas les impératifs du secret professionnel (art. 4 déontologie, et 226-16 pénal).
(1) Tél. 01.56.95.02.20
(2) Enquête portant sur 6 970 personnes âgées de 20 à 59 ans.
(3) Membres : les Prs Gérard Bréart, INSERM, et Dominique Lecomte, Institut médico-légal de Paris, les Drs Pierre Espinoza, Urgence de l'Hôtel Dieu, Marie-France Hirigoyen, psychiatre, Jacques Lebas, directeur de l'Institut de l'Humanitaire, Cécile Morvant et Antoine Perrin, responsable de la Conférence des présidents de Comités médicaux d'établissements, et Mmes Chantal Birman, sage-femme, et Vivianne Monnier de la Fédération nationale Solidarité Femmes.
(4) Toutes ces recommandations sont reproduites sur le site Internet www.sivic.org et, en partie, dans une brochure, réalisée, entre autres, par l'Ordre et intitulée « Le praticien face aux violences sexuelles ». Elle est préfacée par Dominique Gillot, et publiée par l'Ecole des parents et des éducateurs d'Ile-de-France.
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