Décision Santé. Pourquoi s’intéresser à la médecine grecque lorsque l’on est un spécialiste d’Aristote ?
Pierre Pellegrin. La médecine avec les mathématiques est l’une des deux sciences paradigmatiques pour les Grecs, alors que leurs statuts épistémologiques sont fort différents. Or Aristote est pour moi le philosophe de la science par excellence. De plus, Aristote a fondé la biologie.
D. S. Votre réflexion sur la médecine grecque est articulée autour de l’œuvre d’Hérophile et non pas d’Hippocrate. C’est un choix audacieux.
P. P. Il y a encore vingt ans, la médecine grecque se résumait aux noms d’Hippocrate et de Galien. Or, elle a connu plusieurs ruptures. La médecine après Hérophile ne sera plus celle conçue par Hippocrate. Pourquoi alors mettre en avant Hérophile ? Né au IIIe siècle avant J.-C., c’est le premier médecin à développer le principe d’une médecine théorique et à introduire une pratique expérimentale. Rappelons qu’il est l’initiateur de l’autopsie et de la vivisection humaines. Il est aussi à l’origine d’une révolution institutionnelle, à savoir la création de la première école de médecine structurée autour d’une doctrine, à l’imitation de ce qui se faisait déjà en philosophie. Pourtant, Hérophile participe à l’illusion sur la permanence hippocratique : il est l’un des premiers à accompagner son enseignement de commentaires sur les traités hippocratiques.
La situation est paradoxale. Nous disposons du corpus Hippocratique, mais nous ne savons quels textes attribuer à Hippocrate, alors que pour Hérophile, il n’y a pas de manuscrits disponibles, mais ses œuvres sont clairement identifiées. Hérophile est bien au mitan de la médecine ancienne.
D. S. Vous mettez en avant une autre césure. Certes, Hippocrate a émancipé la médecine de la tutelle religieuse. Mais un autre débat a traversé la médecine grecque. Fallait-il qu’elle coupe aussi les liens avec la philosophie ?
P. P. D’abord, la plupart des philosophes présocratiques se prétendaient aussi médecins. Aristote lui-même était issu de deux lignées de médecins. Il y a donc eu dès le début une concurrence entre médecine et philosophie pour la connaissance et le contrôle de l’humanité. La philosophie prétend ainsi que la médecine est l’une de ses provinces au même titre que la physique. À cette époque, la physique est la science des objets naturels qui disposent en eux-mêmes du principe de développement et de dépérissement. Elle s’oppose chez Aristote à ce qui est surnaturel, la théologie, ou humain généré par un acte volontaire, à savoir l’éthique, la politique et la technique. La philosophie naturelle peut et doit expliquer ce qui se passe dans les corps vivants, et, comme le dira Galien, « le meilleur médecin est aussi philosophe », parce qu'il connaît les causes.
D. S. Hippocrate ne partage pas cette opinion.
P. P. Il y résiste, et dans un texte qui lui est attribué L’Ancienne médecine, il refuse de recevoir des philosophes les principes de base de la médecine. Au nom de l’aspect pratique de leur discipline, les médecins entendent construire eux-mêmes leurs principes explicatifs. À cet égard, la médecine antique est structurée autour d’un matérialisme qui nous étonne. On explique tout, les idées, les désirs, les valeurs par des mélanges d’éléments naturels à l'intérieur du corps, et par les interactions avec le milieu. Pour savoir comment vivre, autant donc s’adresser aux médecins. Ils tentent donc d’annexer l’éthique et, dans une sorte de réponse du berger à la bergère, la médecine prétend se substituer à la philosophie…
D. S. C’est ce qui se passe aujourd’hui.
P. P. Exactement. Avec toutefois une inversion des valeurs sociales attribuées à chaque discipline. Alors que la philosophie jouissait alors d’un prestige inégalé, c’est la médecine qui bénéficie aujourd’hui d’une grande reconnaissance au sein du public. Il y a un renversement de l’impérialisme.
D. S. Enfin, un autre événement explique selon vous l’essor de la médecine en Grèce, l’invention de la démocratie, de la cité.
P. P. Comme tous les savoirs empiriques, la médecine était une technique castée. On était alors forgeron lorsque l’on était fils de forgeron, potière si votre mère était potière, médecin si le père exerçait cette discipline. Le savoir se transmettait de manière privée de père en fils. Le serment d’Hippocrate ouvre une première brèche en permettant à des étudiants d’acquérir contre argent des connaissances. Mais la transformation est inachevée. Le modèle, comme en témoigne le serment, demeure familial. Émerge toutefois un nouveau principe : la transmission d’un savoir et d’un savoir-faire échappe à la famille et à la religion. Cela me paraît lié à l’existence de la cité qui introduit le débat rationnel. L’argument d’autorité n’est plus accepté. Pour convaincre, il faut avoir recours à des arguments rationnels.
Une autre institution participe à ce mouvement, celle des médecins publics. Les cités recrutent des médecins qu’elles appointent. Des postes sont mis au concours. Ce sont donc les citoyens, ignares en médecine, qui désignent les lauréats. Socrate s’insurgeait contre ce mode d’élection. Pour les médecins, il s’agit de convaincre les futurs patients que l’on est bien le meilleur. Des discours de candidature ont été conservés. Jusqu’à récemment, on les a réduits à de simples exercices de virtuosité rhétoriques. En fait, selon la thèse de Jacques Jouanna, les médecins utilisaient la rhétorique à la seule fin d’exprimer des convictions, des idées. La cité au cours du Ve siècle avant J.-C. a recours à la publicité des débats pour diffuser des idées. On assiste alors à une explosion des traités sur les questions les plus diverses. La médecine ne pouvait être exclue de ce processus. Hippocrate est celui qui a introduit la médecine sur la place publique et contraint le médecin à se justifier rationnellement.
D. S. Si l’on comprend bien, c’est la naissance de la cité qui explique l’effervescence intellectuelle à l’origine de la philosophie, des mathématiques et de la médecine. Tout est lié.
P. P. Oui, il faut trouver des idées et des valeurs universelles. Les Grecs en vérité ont tout pensé et tout déconstruit. Citons un courant comme le scepticisme au IIIe siècle avant J.-C. qui appelle à remettre en cause toute croyance, toute valeur.
D. S. Au-delà des grands médecins, les écoles constituent un moment essentiel pour qui s’intéresse à l’histoire de la médecine grecque.
P. P. Hérophile et Érasistrate à Alexandrie ont certes construit des synthèses théoriques brillantes, mené des recherches empiriques qui sont à l’origine d’avancées anatomiques majeures. Mais sur le front thérapeutique, les progrès sont minces. Un fossé se creuse entre la théorie et la pratique : les écoles s’affrontent sur le plan théorique et se rejoignent dans des thérapeutiques qui n'ont guère évolué depuis Hippocrate. Arrive un médecin hérophilien, Philinos de Cos, qui dénonce cet état de fait et crée l’École empirique. La médecine entre alors dans une ère nouvelle. Elle repose sur quelques principes. On ne doit prendre en compte que ce qui peut être vu seulement et ce qui peut être transféré d’un organe, d’un membre à l’autre : si un cautère s’est révélé efficace sur un ulcère au bras, je dois pouvoir utiliser cette même technique sur un ulcère à la jambe. Bref, il épingle le caractère métaphysique de la médecine telle qu’elle est alors pratiquée. Surtout, toujours selon lui, il est vain de rechercher des causes, sinon immédiates. On ne peut établir un lien entre les symptômes et les causes cachées, qui nous sont inaccessibles. L’École fait scandale. C’est la première fois où est affirmé le principe selon lequel, les médecins doivent se tenir à ce qui peut être vérifié expérimentalement. L’une des conséquences est la réduction du temps d’études qui ne dépasse pas quelques mois. Une autre thèse audacieuse des empiriques est d’affirmer que l’anatomie ne sert à rien, puisque dans le corps ouvert on ne sait pas quoi rechercher. Ils s’opposent à l’École dogmatique qui a ainsi été désignée par ses ennemis et propose d'établir des diagnostics à partir de causes cachées. Galien, au IIe siècle de notre ère, rétablira la prédominance du dogmatisme.
D. S. Quelle est la spécificité de l’École méthodiste ?
P. P. Les méthodistes vont encore plus loin. Selon eux, on ne peut décider s’il y a des causes cachées ou non. Ils s’inscrivent dans le courant sceptique.
D. S. N’assiste-t-on pas aujourd’hui à ce même décalage entre la théorie et la pratique ?
P. P. Mais la différence entre l’Antiquité et l’époque actuelle c’est que nous savons l’intérêt des connaissances théoriques. Elles se traduiront un jour par des avancées pratiques.
D. S. À la fin, vous opérez une distinction entre la médecine scientifique et la médecine rationnelle ? Que cela signifie-t-il ?
P. P. La grande gloire des Grecs est d’avoir produit la théorie et sa critique. Il n’y a pas d’autres ères culturelles qui ont connu ce résultat. Les empiriques et les méthodistes me fascinent, parce qu’ils ont osé dire : « La nature c’est bien beau, mais nous allons dans des endroits que nous ne connaissons pas ». Ce sont des positivistes avant la lettre. À l’inverse, leur limite est d’envisager d’avoir tout découvert ou presque. Le progrès n’est pas un concept grec. Ils imaginent vivre dans un monde immobile. Les Grecs en sont donc restés au stade critique de la médecine scientifique.
D. S. Pourquoi Aristote serait-il au cœur de la science moderne ?
P. P. C’est le premier biologiste. Il a ainsi affirmé que la médecine doit trouver ses racines dans la biologie. L’histoire des sciences a une respiration à deux temps. Pour Platon, la science est unique dont dérivent toutes les autres disciplines. Si vous maîtrisez la connaissance des principes à la manière du philosophe, vous serez un excellent mathématicien, médecin ou politicien. Aristote ne partage pas cette conception de la science. Il y a des domaines du savoir qui relèvent de concepts, de techniques différents. Ce n’est pas à Thalès, par exemple, de gouverner la cité, mais Périclès qui dispose d’une capacité spécifique. En dégageant la biologie pour la première fois de la tutelle de la philosophie, Aristote a donné une autonomie aux sciences de la vie. Au fil de l’histoire se produisent des rechutes de type platonicienne. Ainsi, René Descartes a entrepris de réduire la biologie et la médecine à la physique (c'est pourquoi on dit ces tentatives « réductionnistes »). L’École vitaliste de Montpellier s’y est opposée. D’autres tentatives réductionnistes ont eu lieu au début du XXe siècle, avec l’explosion des connaissances en physique et la naissance de la « chimie du vivant ». Mais un biologiste comme Ernst Mayr, par exemple, rejette cette tendance. Aristote avait raison. Ce qu'étudient la biologie et la médecine ne sera jamais réductible à de simples processus physico-chimiques. L’époque actuelle fait écho aux principes d’Aristote, au sens de la fragmentation des savoirs qui disposent de leurs méthodes propres. La science royale n’existe plus. C’est le moment des sciences autonomes, même si elles s’empruntent bien sûr mutuellement des concepts et des techniques.
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