N OVEMBRE 1999 : les Français s'affolent. Un contrôle vétérinaire inopiné leur fait subitement prendre conscience qu'un bovin atteint d'encéphalopathie spongiforme bovine peut très bien entrer par erreur dans la chaîne alimentaire, en dépit de toutes les mesures de précautions en vigueur.
Face à la montée des peurs, Nicole le Douarin juge urgent de fournir à l'opinion toutes les informations scientifiques qui lui échappent. Elue l'été précédent secrétaire perpétuelle de l'Académie des sciences, la bouillante généticienne, en réponse à une invitation de l'Académie des sciences médicales du Royaume-Uni, lance alors la proposition - aussitôt retenue - d'un symposium international sur le sujet.
« Il s'agit d'une manifestation emblématique de la coopération qui existe sur le sujet entre Français et Britanniques, ceux-ci en raison de leur antériorité, bénéficiant d'indéniables avancées, explique-t-elle au « Quotidien » ; nous voulons montrer à la fois aux citoyens et à ceux qui nous gouvernent que la communauté scientifique travaille de la manière la plus complète et la plus transparente. »
Travaux à huis clos
L'Académie nationale de médecine se joint au comité d'organisation. Les chercheurs les plus chevronnés sont enrôlés : les Français Dominique Dormont (service de neurovirologie du Commissariat à l'énergie atomique), Luc Bousset (laboratoire de biochimie structurale du CNRS), Jean-Luc Darlix (unité de virologie humaine de l'INSERM) ; les Britanniques John Collinge, John Wilesmith et Ian Mc Connel. Mais aussi l'Américain Stanley Prusiner, « découvreur » du prion et prix Nobel (Institut des maladies neurodégénératives de San Francisco) ou le Suisse Kurt Wüthrich (Institut de biologie moléculaire de Zürich), pour ne citer que quelques-uns, parmi les plus renommés, des intervenants qui vont plancher jusqu'à vendredi dans le grand amphithéâtre de l'Académie des sciences, quai Conti.
De ce point de vue, l'initiative de Nicole le Douarin se présente sous les auspices les plus prometteurs. Avec un bémol toutefois : à l'exception de la journée de clôture, les travaux vont se dérouler à huis clos. C'était la condition sine qua non posée par les Britanniques à leur participation, au grand dam des champions de la transparence. Mais telle est la pression sur le sujet, outre-Manche, que les Français ont bien dû s'y plier. Tant pis pour les amateurs de foire d'empoigne entre scientifiques.
Car les communications inscrites au programme s'annoncent fertiles en discussions, confie-t-on parmi les organisateurs. Rien qu'entre Français, les désaccords sont légion. Quoi de commun, en effet, entre les analyses d'un Pr Maurice Tubiana (académies des sciences et de médecine, membre du comité scientifique du symposium) et celles de Pierre-Marie Lledo (neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS) ?
Le premier estime, par exemple, que « l'épidémie est déjà derrière nous, avec 90 % du total des personnes atteintes connues à ce jour. Moins d'une centaine de personnes sont concernées par cette affaire du prion qui, somme toute, est à relativiser sérieusement, en regard aux dizaines de milliers de victimes que font chaque année tabac et alcool ».
Pour l'ancien président de l'institut Gustave-Roussy, « il est urgent et prioritaire aujourd'hui de calmer les esprits échauffés et de les ramener à une juste hiérarchie des risques en santé publique. Quitte à ce que je me fasse, une fois de plus, taxer d'optimiste délirant ! »
Aux frontières du vivant et de l'inanimé
« Nous sommes face à l'un des plus grands défis auxquels sont aujourd'hui confrontées les diverses communautés scientifiques et médicales », rétorque Pierre-Marie Lledo, membre du groupe d'experts ESB de la commission de Bruxelles. Ce neurobiologiste a eu la chance de faire ses classes, entre 1994 et 1996 auprès de Stanley Prusiner, à l'université de Californie, à San Francisco. Il publie aux Presses universitaires de France une audacieuse « Histoire de la vache folle »*, qui fait entrer le lecteur même non averti dans l'univers fondamental des pathologies cérébrales transmissibles, en privilégiant l'angle historique.
« Avec Prusiner, j'ai participé à un grand aggiornamento scientifique, raconte-t-il au « Quotidien » ; la théorie qu'il a élaborée du prion (acronyme et anagramme de proteinaceous infectious particle, les lettres o et n représentant les deux premières de l'adverbe " only "), une simple protéine qui possède un pouvoir similaire à celui d'un parasite, d'un virus ou d'une bactérie, nous entraîne dans une extraordinaire odyssée aux frontières du vivant et de l'inanimé. »
Pour Pierre-Marie Lledo, « l'univers du prion nous fait arpenter une terre scientifiquement vierge et inconnue, qui fait tomber les dogmes : la théorie de l'infectiosité pasteurienne est dépassée car les agents transmissibles des EST, à la limite de l'inerte, presque des morceaux de céramique, sont totalement atypiques dans le monde des micro-organismes pathogènes regroupé par Louis Pasteur et dont les représentants sont aujourd'hui les parasites, les bactéries et les virus.
« Dans le même temps, voilà que l'on découvre que deux cellules peuvent fusionner, l'une convertissant l'autre ; des protéines sans gènes peuvent véhiculer et reproduire des informations. La toute-puissance génomique s'en trouve sérieusement ébranlée. »
Des avancées sur les maladies dégénératives
Certes, convient le chercheur, « on peut se borner à souligner que moins d'une centaine de patients sont atteints ou ont été atteints par le nouveau variant de Creutzfeldt-Jakob. Mais les travaux sur le prion ne sont plus confinés actuellement à la médecine vétérinaire et à l'épidémiologie humaine ; les neurobiologistes travaillent aujourd'hui sur le mécanisme pathogène qui fait qu'en changeant de forme et en gardant leur structure, des acides aminés se replient sur eux-mêmes à la manière d'une hélice. La même protéine, par ce mécanisme, est un Dr Jekyll qui devient un Mr Hyde ».
« L'enjeu pourrait concerner une dizaine de pathologies dégénératives, comme la maladie d'Alzheimer, où on retrouve dans le cerveau les mêmes dépôts protéiques, plaques et trous que dans les EST, poursuit le chercheur . Ces anomalies sont-elles la cause ou la conséquence de l'action des prions pathogènes ? Le mystère est aujourd'hui entier. De même que demeure mystérieux le rôle joué dans l'organisme par le prion - si tant est qu'il en joue un. »
La recherche fondamentale sur le prion débouchera-t-elle un jour sur des avancées dans la connaissance de la maladie d'Alzheimer ? Nicole le Douarin ne l'exclut pas non plus, soulignant qu'on y observe les mêmes agrégats moléculaires que dans le nvMCJ.
« Les EST constituent un chantier formidable pour améliorer notre compréhension du vivant, même s'il est excessif de parler de révolution, car ce n'est pas parce que le prion apporte quelque chose en plus à la théorie de Pasteur qu'il la fait vaciller ; de même, dire que les protéines sont susceptibles de transmettre une information ne retire rien à la qualité de chef d'orchestre des gènes. »
De toutes les communications qui vont se succéder au long des trois jours du symposium, certaines portant sur des travaux non encore publiés, « nul ne peut se risquer à anticiper les conclusions », assure le Pr Tubiana. Mais c'est surtout dans le domaine de la biologie structurale du prion que des avancées devraient être faites.
Pas de quoi, évidemment, déchaîner les passions dans le public, ni auprès des responsables qui vont faire successivement le déplacement à l'Académie (le Premier ministre Lionel Jospin, le ministre de la Recherche Roger-Gérard Schwartzenberg, celui de l'Agriculture Jean Glavany et, enfin, celui de la Santé, Bernard Kouchner, à qui reviendra le mot de la fin, vendredi).
Progrès et incertitudes
Mais des progrès, dit-on à l'Académie, pourraient être annoncés dans le domaine de la pathogenèse, en particulier sur la façon dont le prion exerce son effet pathogène, sur sa concentration dans certaines cellules du système immunitaire (ganglions lymphatiques, rate, etc.), ainsi que sur la manière dont il est véhiculé par voie sanguine au cerveau.
Cela dit, chacun s'accorde à souligner l'étendue de nos incertitudes en regard du champ très étroit de nos certitudes, devant l' « agent secret » contaminateur.
Après les erreurs de communication qui ont été commises dans le passé entre les chercheurs et l'opinion, ceux-ci, affirme Nicole le Douarin, et l'Académie des sciences en tête, « doivent éclairer totalement l'opinion, quitte à reconnaître les points d'ignorance actuelle. Notre propos, en tant que scientifique, c'est d'acquérir des données vérifiées et non calmer le jeu à tout prix. Par exemple, il faut oser le dire : la question de savoir si le muscle est complètement dépourvu d'infectiosité reste aujourd'hui une question scientifiquement sans réponse ».
*« Histoire de la vache folle » par Pierre-Marie Lledo, préface de Daniel Carleton Gajudek, PUF, collection science, histoire et société, 158 p., 98 F (14,94 euros).
La ronde des gouvernants autour des chercheurs
U N événement de l'envergure du symposium sur les encéphalopathies spongiformes transmissibles ne pouvait pas échapper à l'intérêt des dirigeants politiques.
Le gouvernement va ainsi dépêcher à l'Académie des sciences, qui siège sous les lambris de l'Institut de France, quai Conti, tous les ministres concernés par le sujet : d'abord Roger-Gérard Schwartzenberg, le ministre de la Recherche, à qui il appartiendra d'ouvrir les débats, ce matin.
Le lendemain sera marqué par la visite de Lionel Jospin. Le Premier ministre viendra, en présence de Jean Glavany, son ministre de l'Agriculture, pour écouter la communication très attendue de Stanley Prusiner, sur la biologie des prions de la vache folle et les problèmes liés à la sécurité alimentaire et à la contamination sanguine.
Enfin, vendredi, c'est au ministre délégué à la Santé, Bernard Kouchner, qu'échoira l'honneur de tirer les enseignements du symposium.
Le président « nourrit sa réflexion »
L'Elysée, cependant, n'est pas en reste. Jacques Chirac s'était déjà manifesté de tonitruante façon sur le sujet, en novembre dernier, pour demander des l'interdiction sans délai des farines carnées à l'ensemble du bétail. Le mois dernier, il montait à nouveau au créneau pour s'en prendre aux recommandations de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) sur le risque de transmission de l'agent bovin au mouton.
Cette fois, le président, dit-on à l'Élysée, ne devrait pas intervenir publiquement. Simplement, il « nourrit sa réflexion auprès des scientifiques ».
Pour ce faire, il a reçu vendredi le bureau de l'Académies des sciences, en « se montrant très intéressé par nos travaux », rapporte la secrétaire perpétuelle Nicole Le Douarin.
Et ce soir, à 18 heures, le chef de l'Etat présidera une réunion qualifiée par le service de presse de la présidence de « très importante », avec le bureau de l'Académie et les principaux intervenants du symposium. Somme toute, un mini-colloque formaté tout spécialement pour le chef de l'Etat.
« C'est que cette question de santé publique est au cur des préoccupations de Jacques Chirac, explique-t-on à l'Élysée. C'est un sujet de mise en responsabilité du politique car la mise en oeuvre du principe de précaution n'est pas une simple affaire de procédure et de gestion technique. Mais, dans ce domaine où tout reste en construction, c'est la vigilance, la rigueur et la capacité d'évaluation qui doivent primer. »
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