LE QUOTIDIEN : Contre les déserts médicaux, François Bayrou a proposé de contraindre les médecins à exercer jusqu’à deux jours par mois en zone sous-dotée. La mesure a été reprise dans une proposition de loi (PPL) adoptée au Sénat. Que vous inspire cette « solidarité territoriale » ?
Dr Martial Jardel : Je trouve positif que notre projet de temps partagé et de solidarité, utopique en apparence, ait montré sa pertinence et inspire une politique publique. J’appréhende cependant sa traduction, car les concepts de solidarité et d'obligation me paraissent difficiles à associer.
Une pénalité financière « jusqu’à 1 000 euros par jour » pourrait être appliquée aux médecins qui, étant réquisitionnés par l’ARS, ne rempliraient pas leur obligation de solidarité territoriale. Est-ce la bonne méthode ?
Dire que tout médecin, installé et remplaçant, a une responsabilité populationnelle, surtout en phase d'extrême pénurie, ne me choque pas. Il faut en revanche que soit mis en place un système d’exemption pour les médecins qui ont déjà les mains dans la glaise ! Un médecin généraliste, s'il est engagé avec plus de 1 000 patients comme médecin traitant et s'il est maître de stage universitaire, doit être exempté du principe de solidarité territoriale. Cela entraînera une ruée vers la maîtrise de stage, essentielle pour l’accueil l’an prochain de la 4e année d’internat en médecine générale.
Vous dites souvent qu’il est de la responsabilité des médecins d’agir contre les déserts médicaux. Peuvent-ils en faire plus ?
On parle toujours des médecins surchargés. Quand on évoque la solidarité territoriale, on nous dit souvent que l’on déshabille Pierre pour habiller Paul. Or, beaucoup de médecins ne sont pas installés. Certains préfèrent rester remplaçants et ne pas prendre cet engagement. D’autres sont installés, ont un exercice partiel et ne travaillent que deux ou trois jours par semaine. Il ne s'agit pas de les critiquer mais de dire que ces médecins-là sont peut-être moins engagés que d'autres. Sur les 80 000 généralistes recensés, au moins 30 000 ne sont pas installés et ont moins de 1 000 patients. Il y a une énergie médicale disponible.
Sur 80 000 généralistes, 30 000 ne sont pas installés et ont moins de 1 000 patients. Il y a une énergie médicale disponible
Faudrait-il accoler une obligation, au moment où on s'engage à être médecin, à l'être à temps plein ou à avoir une activité minimale ?
Je ne pense pas, ce ne sera jamais possible. C'est la liberté de chacun d'avoir un diplôme et d’en user ou pas. Mais le médecin doit contribuer, d'une manière ou d'une autre, à la solidarité territoriale. Cette mesure cible ceux qui ont du temps disponible parce qu'ils ont des engagements moindres. Les médecins installés, qui aujourd'hui rejettent en bloc la proposition, seraient prêts à l'entendre si leur engagement était reconnu.
Il y a trois ans, vous avez créé Médecins solidaires, après vos études et un tour de France des remplacements. Quelle conviction vous êtes-vous forgée en découvrant sur le terrain les déserts médicaux ?
L'attractivité territoriale n'est pas qu’une question d’immobilier. C'est la dimension humaine qui prime, le collectif, le projet d'équipe, l'envie de construire ensemble. Face aux défis auquel est confronté le système de santé, la réponse ne peut être que collective. Elle requiert une certaine forme de militantisme médical. Beaucoup de médecins sont remarquablement engagés. D’autres ne le sont pas du tout. La crise du nombre génère une crise de l'engagement. Paradoxalement, il est plus difficile de s'installer aujourd'hui qu'il y a 40 ans. Un généraliste qui se désinstalle au bout de deux ans crée un drame humain.
L'attractivité territoriale n'est pas qu’une question d’immobilier. C'est la dimension humaine qui prime
Vos centres Médecins solidaires tournent grâce à des généralistes qui assurent des vacations d’une semaine. Êtes-vous satisfait du bilan ?
Je n'aurais pas pu rêver une aussi franche adhésion des médecins. Nous avons proposé une formule qui n'existait pas. 700 généralistes différents ont déjà réalisé une semaine de vacation et près de 10 000 Français ont retrouvé un médecin traitant grâce à Médecins solidaires.
Par rapport aux six millions de Français sans médecin traitant, n’est-ce pas une goutte d’eau ?
Si l’on regarde les chiffres, bien sûr, c'est assez insignifiant mais pour ces 10 000 patients qui ont retrouvé un médecin traitant, ça ne l’est pas. Médecins solidaires a démontré qu'il y avait de la place pour son modèle. Son impact pourrait être démultiplié si le principe de solidarité territoriale devenait une priorité nationale. Nous sommes à un point de bascule. Soit notre projet s'effondre car il prend une coloration politique et génère une défiance, soit il s’envole car davantage de médecins adhéreront au principe.
Au lancement de votre projet, vous annonciez pouvoir créer 1 500 centres si tous les médecins libéraient une semaine pour l’association. Plus récemment, vous cibliez 150 centres si vous « recrutiez » 7 000 médecins. Quel est votre objectif à moyen terme ?
Nous avons l'objectif d'atteindre notre point d'équilibre économique. Avec 21 centres ouverts, le cumul des bénéfices permettra d'autofinancer nos frais de structure et Médecins solidaires ne sera plus dépendant de la puissance publique. Ensuite, nous pourrions imaginer ajouter, pourquoi pas, des médecins spécialistes et davantage de prévention.
La proposition de loi Garot, cosignée par plus de 250 députés et votée à l’Assemblée, instaure une régulation dans les zones surdotées. Face à l’échec des incitations, faut-il réguler l’installation ?
Il me paraît important de rappeler que l’on parle d'une limitation. Personne n’obligera les médecins à s'installer quelque part. Cette mesure vient rétablir une iniquité par rapport aux autres professions de santé. Il n'est pas irrationnel de dire à un médecin, s'il veut s'installer dans une zone très dense, qu'il ne peut pas le faire. Néanmoins, quand une espèce d’oiseau est en voie de disparition, le premier réflexe ne doit pas être de lui interdire certains sites de nidification. Cette mesure électoraliste ne changera rien. 87 % du territoire est un désert médical.
Le modèle libéral est-il menacé ?
Non, je crois beaucoup à la complémentarité du libéral et du salariat. Le modèle des centres de santé n'est pas adapté, puisque tous les centres de santé sont déficitaires. On pourrait imaginer un service public territorial, un statut de médecin d'État avec des contraintes et des avantages, mais ce statut ne doit pas être obligatoire.
Les jeunes médecins refusent toute régulation de l’installation et ont manifesté pour réclamer le retrait de la PPL Garot. Comprenez-vous leur réaction ?
Je comprends leur colère. Il faut entendre la dimension symbolique de la liberté d’installation. C’est un truc énorme qui est en train de vaciller. D’où l’importance de contribuer à la solidarité territoriale. Ce qui est en train de se passer est d’une gravité inouïe. Le temps des postures est terminé, place à l’action.
La PPL Mouiller propose la montée en puissance des infirmières en pratique avancée (IPA), plus de missions aux pharmaciens. Une autre PPL adoptée au Sénat confie un droit de diagnostic et de prescription aux infirmiers. Les médecins doivent-ils accepter de redéfinir le contour des métiers ?
C'est urgent. Il y a un côté infantilisant pour les infirmiers de devoir récupérer la prescription du médecin pour réaliser des actes qu'ils font très bien au quotidien. Sur la prescription de pansements ou de paracétamol ou pour établir un certificat de décès, il est absurde de conserver cette prescription médicale systématique. Il faut cependant conserver des limites, le médecin reste le diagnosticien et doit prescrire les thérapeutiques qui ont des effets pharmacologiquement dangereux.
On ne propose pas aux médecins d’aller au bagne mais de consacrer deux jours par mois à des patients exclus de l’accès aux soins. Ces deux jours par mois pourraient être lissés dans l’année. Cela représente deux à trois semaines par an, cela peut être fait dans un médico-bus à côté de chez soi, dans une CPTS qui monte une structure solidaire, dans un centre de santé… Il y a plein de manières de décliner. Ce principe couplé à l’arrivée en 2026 des docteurs juniors en médecine générale peut être décisif. Pendant les dix prochaines années, nous avons le devoir, en tant que médecins, d’être militants pour contribuer à résoudre la crise des déserts médicaux.
Médecins solidaires en chiffres
- 8 centres de santé : deux en Creuse, un dans le Cher, un en Haute-Vienne, un dans les Deux-Sèvres, un dans la Nièvre, un dans l'Indre et un dans le Lot-et-Garonne. Un neuvième ouvrira à Bû (Eure-et-Loir) cet été
- 10 médecins généralistes viennent chaque semaine y exercer
- Plus de 700 généralistes, pour l’essentiel remplaçants, retraités actifs ou installés, âgés de 28 à 75 ans ont rejoint le collectif
- 48 600 consultations ont été effectuées. 9 200 patients ont choisi un de ces centres comme leur « médecin traitant », dont 27 % en ALD
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