Alors que le projet de loi sur la fin de vie est examiné depuis le 27 mai en séance publique à l’Assemblée nationale, l’inflexion que le texte a subie en commission spéciale, début mai, inquiète une cinquantaine de personnalités qui se mobilisent au sein du collectif « Démocratie, éthique et solidarités » (DES).
« Nous constatons qu’en l’état actuel, l’aide à mourir conçue par ce texte expose les plus vulnérables d’entre nous à des risques réels d’injustices, de violences, de maltraitances, d’abus d’influence ou encore d’abandon, contraires aux droits fondamentaux que tout État démocratique doit garantir », lit-on dans le premier manifeste publié le 1er juin dans Libération.
« C’est vraiment l’évolution du projet de loi en commission spéciale qui a conduit des personnalités de la société civile, parfois favorables à une évolution législative contrôlée, à se dire que “trop, c’est trop”, que des lignes rouges risquaient d’être franchies », explique au Quotidien Emmanuel Hirsch, professeur émérite d'éthique médicale et coordonnateur du collectif DES. Si plusieurs membres bataillent publiquement depuis plusieurs mois contre l’ouverture d’une aide à mourir – comme la présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (Sfap) la Dr Claire Fourcade, le Pr Sadek Beloucif, anesthésiste-réanimateur et président de l’association L’Islam au XXIe siècle, ou Elisabeth Hubert, ancienne ministre, présidente de la Fédération nationale des établissements d'hospitalisation à domicile (Fnehad) – , d’autres voix, aujourd’hui signataires du manifeste, restaient plus discrètes. C’est notamment le cas des anciens ministres François Braun, Claude Evin, Jean Leonetti, des Pr Didier Sicard et Alain Grimfeld, anciens présidents du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), du Dr Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm, du Dr Jean-Marie Faroudja, ancien président de la section éthique du Conseil national de l’Ordre des médecins, ou encore de Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État.
« Nous ne sommes pas un mouvement politique, et nous ne sommes pas dans une opposition frontale à une évolution profonde qui a commencé dans les années 1990. Nous serions plutôt pour l’accompagner et contribuer au débat, mais il faut prendre en compte l’épaisseur des conséquences que cela aurait sur la société et en particulier les plus vulnérables », précise Emmanuel Hirsch. « S’il n’y avait pas eu ces modifications en commission spéciale, nous ne nous serions pas constitués en collectif », insiste-t-il.
Euphémisation coupable
Parmi les modifications incriminées par le collectif DES (tout comme par le collectif de soignants mené par la Sfap et même la présidente de la commission spéciale, Agnès Firmin Le Bodo, ou la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin) : le remplacement, pour ouvrir le droit à une aide à mourir, du critère de « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » par celui d’affection grave et incurable « en phase avancée ou terminale » ; la possibilité donnée au patient de choisir entre suicide assisté et euthanasie (alors qu’initialement, le recours à un tiers était prévu comme l’exception, lorsque le patient ne peut physiquement accomplir le geste létal) ; la possible mention d’une aide à mourir dans le cadre des directives anticipées, y compris en cas de perte de conscience (depuis supprimée par les députés en séance publique le 31 mai) ; et l’introduction d’un délit d’entrave pénalisant ceux qui s’opposeraient à la réalisation de la procédure.
« Ces amendements accentuent les vulnérabilités de la personne âgée ou malade, atteinte de handicap, de polypathologies ou en situation de dépendance (…) », dénonce le collectif DES. Apparaît ainsi « l’inanité des procédures d’encadrement proposées », analyse-t-il, pointant « une rupture anthropologique ».
Selon Emmanuel Hirsch, ces « interprétations et extensions extrêmes » du projet de loi étaient déjà en germe dans la version initiale du texte en ce qu’elle euphémise les concepts, et ne parle pas explicitement d’euthanasie ou de suicide assisté. « L’imprécision de la construction de la loi ne pouvait que donner lieu à des dérives », juge-t-il, regrettant que son élaboration n’ait pas tenu davantage compte de l’avis 139 du CCNE et de la convention citoyenne. « Il faut de la clarification et de la rigueur », ajoute-t-il.
Penser les situations exceptionnelles
L’éthicien appelle en outre à discuter des critères d’encadrement : « Quelles certitudes peut-on avoir que le cadre est et restera limitatif ? Les critères médicaux doivent prévaloir : il faut rappeler les principes de l’acte médical, et préciser dans quel contexte il pourrait y avoir une dérogation circonstanciée, justifiée, à l’interdiction de tuer », considère-t-il à titre personnel. L’une des suggestions du collectif serait notamment que des magistrats prennent part à la décision collégiale, qui devrait elle-même prendre l’ampleur d’une réunion de concertation pluridisciplinaire. « Dans quelle mesure un texte de loi peut-il tenir compte des situations individuelles, spécifiques, sans donner l’idée d’une norme du bien mourir ? , interroge Emmanuel Hirsch. Le risque d’une législation visant la cessation volontaire d’une vie est que cela imprègne tant la culture médico-légale du soin que les professionnels se désinvestissent des questions de fond ; et que cette habituation crée pour les plus vulnérables des situations d’injustices. »
Quant au développement des soins d’accompagnement porté par la stratégie décennale, « cette perspective à 10 ans ne repose que sur une intention, alors qu’en pratique, dès 2025 l’aide active à mourir devrait être mise en place au plan national », déplore le DES.
Le collectif (qui aura bientôt son propre site) s’attelle à l’élaboration d’un prochain texte alors que le vote solennel des députés est attendu le 18 juin. « Nous allons aussi lancer un webinaire sur des thématiques importantes (capacité de discernement, souffrance, etc.) et réfléchir aux conséquences d’une telle loi sur l’éthique du soin », conclut Emmanuel Hirsch.
L’Académie de médecine s’élève contre le critère d’une affection en phase avancée
À son tour, l’Académie de médecine dénonce le remplacement opéré par la commission spéciale de l’Assemblée nationale du pronostic vital engagé à court et moyen terme, par celui d’affection « en phase avancée ou terminale », comme l’un des cinq critères qui pourraient ouvrir l’accès à une aide à mourir.
« Le qualificatif de “phase avancée” est inadapté et dangereux. Une fois le pronostic vital effacé, il risque d’inclure les personnes atteintes d’une maladie, certes a priori incurable, mais avec laquelle il est possible de vivre longtemps. Il en est ainsi, par exemple, des malades atteints de maladie neurodégénérative sévère, des malades atteints de cancer avec métastases, des personnes en situation de handicap important ou de celles atteintes d’une maladie chronique avec des complications », écrit-elle dans un communiqué ce 4 juin.
L’Académie alerte en outre sur la proposition de la commission d’instituer un délit d’entrave à mourir et sur le risque de supprimer la frontière entre un état suicidaire et l’aide à mourir.
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