LE QUOTIDIEN : Vous lancez un think tank, baptisé Évidences, pour défendre la place de la science dans la société. Quel sera son rôle ? Et quels sont les enjeux ?
Pr AGNÈS BUZYN : J’ai la ferme conviction que miser sur la science, la recherche, le progrès, est une assurance-vie pour notre avenir ! Depuis quelques années, la science et ses apports n’apparaissent plus dans les discours publics. Ce désinvestissement m’inquiète car la recherche et l’innovation jouent un rôle dans la croissance du pays et pour notre souveraineté, mais aussi pour la démocratie. Le lien est fort entre la science et le débat public éclairé, fondé sur des faits communs et le réel, caractérisant la démocratie.
Le rapport Draghi dit la même chose : pour notre économie, notre souveraineté et les défis à venir que sont le climat et la santé, notre avenir dépendra de notre capacité à investir dans la recherche et l’innovation. L’arrivée de Donald Trump à la présidence des États-Unis est une incroyable prise de conscience collective que la science est en danger, même dans une grande démocratie.
L’ambition du think tank que je lance est de nourrir le débat public, en produisant des notes et des études, et de remettre la culture scientifique au cœur de la vie publique. Quatre domaines de réflexion sont identifiés : la valorisation des carrières scientifiques et techniques, alors que le manque criant de reconnaissance de ces métiers conduit à une pénurie d’ingénieurs et à une fuite de scientifiques à l’étranger ; le soutien à la recherche et à l’innovation ; la promotion de la science comme enjeu politique et la formation des médias et du grand public à la démarche scientifique ; la place de l’expertise dans la décision publique. Sur ce dernier point, il y a un triptyque à inventer entre les scientifiques, les citoyens et les décideurs pour aller vers des choix éclairés et démocratiques. Cet aspect n’est pas suffisamment théorisé.
Pour porter toutes ces réflexions, le think tank a réuni un comité éditorial et de nombreux partenaires tels que le CNES, le CEA, l’Inserm, l’Institut Pasteur, les instituts Gustave-Roussy et Curie, l’Inrae, et des partenaires privés comme la Fondation Gates ou BNP Paribas. Le 24 mars, une première conférence ouverte au public portera sur la notion de vérité en démocratie.
Quel regard portez-vous sur la mobilisation des scientifiques à travers Stand Up for Science ? Ne craignez-vous pas que ce mouvement soit un feu de paille ?
Stand Up for Science est venu des scientifiques américains qui vivent aujourd’hui un cauchemar, avec l’interdiction de travailler sur certains sujets et d’utiliser certains mots. Ils voient leur liberté académique menacée. Ce mouvement a vocation à réveiller les chercheurs du monde entier. Mais ce qui me frappe, c’est qu’il n’est pratiquement repris que par des scientifiques.
C’est pourtant aux médias, aux politiques, à la société civile de considérer que la science est indispensable à une démocratie saine et à préserver notre futur en tant qu’Européens. L’objet d’Évidences est d’être un médiateur entre ce monde scientifique, mobilisé avec énergie mais avec peu de relais, et les citoyens. La science n’est pas juste l’objet des scientifiques, elle est indispensable au progrès, à la souveraineté et, depuis l’époque des Lumières, à la démocratie.
L’arrivée de Donald Trump au pouvoir s’est traduite par le retrait des États-Unis de l’OMS et des mesures contre la recherche. L’Europe est-elle mieux armée face à l’arrivée au pouvoir de courants hostiles à la science ?
Nous ne sommes pas protégés. J’ai pu observer que les discours complotistes ou la désinformation scientifique circulent beaucoup mieux dans les partis populistes. C’est le plus souvent à l’extrême droite et à l’extrême gauche que sont énoncés les propos anti-vaccins et le plus fort soutien à Didier Raoult.
Les discours complotistes ou la désinformation scientifique circulent beaucoup mieux dans les partis populistes
Le commissaire hongrois à la Santé, Olivér Várhelyi, proche de Victor Orban et anti-avortement, a fait la promotion de vaccins non homologués russe et chinois pendant le Covid contre les avis scientifiques. Nous devons rester attentifs. Les partis qui seront au pouvoir en Europe pourront s’en prendre à la science telle qu’on la connaît, libre, rigoureuse et objet de débats.
Vous avez porté, en tant que ministre, la vaccination obligatoire des nourrissons, une mesure qui devait rester temporaire. Faut-il la maintenir et l’élargir aux soignants ?
Je suis fière d’avoir porté cette mesure parce qu’elle a sauvé des vies, comme le montrent les chiffres de Santé publique France, avec un recul des cas de méningite ou de rougeole. Mon raisonnement était alors que l’État devait prendre la responsabilité de la vaccination parce que les enfants n’en ont pas le libre choix face à des parents anxieux et sensibles à la désinformation. Le pari était aussi, en montrant que la vaccination n’entraîne quasiment aucun effet secondaire, de regagner la confiance des citoyens et d’entrevoir la possibilité de ne plus recourir à l’obligation. Il faut à mon sens atteindre un taux de couverture suffisant pendant une génération avant d’envisager de lever l’obligation.
Concernant les soignants, je suis plus prudente. Je ne me suis jamais positionnée en ce sens car je suis soucieuse du libre choix des actes médicaux. On sait où commence l’obligation, mais pas jusqu’où elle pourrait aller. Je suis donc plutôt favorable à l’idée de mettre les soignants face à leurs responsabilités judiciaires en cas de maladies nosocomiales, en considérant par exemple qu’un hôpital n’assurerait pas de protection fonctionnelle aux soignants non vaccinés si une famille portait plainte pour une grippe ou un Covid mortels.
Les Ordres ne sont par ailleurs pas suffisamment à l’offensive, car c’est un enjeu déontologique. L’amélioration de la couverture vaccinale des soignants contre la grippe devrait relever d’un effort collectif, d’un esprit d’équipe. Quand un chef de service ou un directeur d’hôpital donne l’exemple, le taux de couverture augmente.
Pour une politique de santé efficace, incluant la prévention, des moyens accrus sont nécessaires. Or le déficit de la Sécurité sociale va s’élever à 22 milliards d'euros en 2025. La France est-elle condamnée à l'immobilisme sur la prévention ?
C’est une erreur de croire que la prévention primaire, qui est la lutte contre le surpoids, la sédentarité, le tabac, l’alcool, est du domaine du seul ministère de la Santé. Les professionnels de santé peuvent alerter, identifier les risques, promouvoir un certain nombre de bonnes pratiques, mais l'action sur les déterminants de santé relève d’autres ministères comme l'Agriculture, les Transports, l’Éducation, mais aussi des collectivités locales et des entreprises. Et nous avons donc besoin d’un grand plan de prévention intersectoriel, interministériel.
Et pour l’accompagner financièrement, on doit utiliser non pas le budget de la Sécu mais celui des collectivités locales pour permettre aux maires de développer la pratique sportive dans leur commune, ou de favoriser une alimentation saine dans les cantines scolaires. Cette idée de mettre la santé dans toutes les politiques publiques n'est pas nouvelle. Elle est notamment portée par la stratégie nationale de santé depuis longtemps.
Comme ministre, vous avez fortement porté les enjeux liés à la pertinence des soins. Les bonnes pratiques se diffusent-elles suffisamment chez les médecins ?
Les dépenses de santé représentent 12,3 % du PIB, avec une augmentation naturelle de 4 % par an en raison du vieillissement de la population. Si nous les laissons filer, dans dix ans nous sommes à 20 % du PIB. Cela n'est pas raisonnable parce que d’autres secteurs comme l'école, la recherche, la défense, la sécurité, la justice ont aussi des besoins.
Nous avons donc le devoir collectif de freiner cette accélération des dépenses de santé, et la pertinence des soins est le seul endroit où nous avons encore des marges de manœuvre. Cet enjeu collectif concerne tout autant les médecins que les autres professions de santé, et les malades eux-mêmes. Il faut avoir cette prise de conscience qu'on ne peut pas consommer tous les soins tout le temps sans régulation par les bonnes pratiques. Et les représentants professionnels savent très bien aujourd'hui qu'il y a des marges de progrès dans nos organisations pour approcher la pertinence des soins.
Pourtant, la Cnam a mis en place un formulaire pour justifier la pertinence des prescriptions des analogues du GLP-1. MG France a aussitôt appelé au boycott. Y a-t-il un lobby médical qui freine ces évolutions ?
Je suis assez dubitative sur toute régulation a posteriori car c’est lourd et complexe. La pertinence, qui est un sujet purement médical, est souvent mal appréhendée par l’administration. Nous avons donc besoin de renouer le dialogue avec des syndicats médicaux pour les engager à prendre à bras-le-corps cette question.
La rémunération à l’acte ne peut plus être l'alpha et l’oméga de la médecine du XXIe siècle
Il faut aussi avoir le courage de dire que la rémunération à l'acte, qui reste privilégiée par la plupart des syndicats, n’est pas adaptée à l’enjeu de la pertinence des soins. La rémunération à l’acte ne peut plus être l'alpha et l’oméga de la médecine du XXIe siècle. Certes, certaines professions devront être mieux rémunérées, je pense par exemple aux généralistes, aux pédiatres, aux psychiatres. Mais dans une diversification des modes de rémunération, il faut aider ceux qui travaillent bien avec une rémunération forfaitaire sur indicateurs de prise en charge de qualité. Je suis certaine que cela peut se négocier mais tant que l'unique revendication est l'augmentation de l'acte, nous n’arriverons pas à travailler collectivement sur la seule marge de manœuvre que nous avons, qui est la pertinence des soins et des parcours.
La nouvelle convention médicale répond-elle mieux à ces enjeux ?
Le cadre conventionnel, écrit il y a plus de cinquante ans, est daté. Il correspond à une vision de la médecine du XXe car il ne prend pas suffisamment en compte des pratiques qui se sont considérablement diversifiées, avec beaucoup plus de collectifs et des exercices partagés entre différentes professions de soignants.
Quand j’étais ministre, j’avais créé une délégation pour travailler sur des financements forfaitaires pour des équipes pluriprofessionnelles qui s'organiseraient autour d'un parcours de soins. La question n’est certainement pas de réduire la rémunération mais d’accompagner la transformation des pratiques en étant capable d'identifier mieux ceux qui travaillent beaucoup, de façon coordonnée et qui tiennent compte des recommandations. C’est vers cette médecine-là que nous souhaitons aller ! Je propose de créer une instance de réflexion interprofessionnelle et interstructure sur la transition du système de santé du XXIe.
Pendant le Covid, des règles d’organisation ont été assouplies et on avait le sentiment que les médecins avaient repris le pouvoir. Aujourd’hui, est-ce le retour de la bureaucratie ?
Je ne suis pas capable d'en juger au quotidien puisque je ne travaille plus à l'hôpital. Mais ce qui est clair, c'est que les soignants, en nombre insuffisant, sont essentiellement mobilisés sur le soin. Et ça leur laisse très peu de temps pour un engagement plus large sur les réorganisations, les réflexions sur la pertinence des soins, etc. Je pense qu'il est indispensable d'essayer de redonner du temps aux soignants pour qu'ils puissent s'interroger sur leurs pratiques et s'investir autant qu'ils le peuvent dans les structures. Il faut faire confiance aux soignants sur les organisations locales. C'est une forme de respect.
Vous reconnaissez donc une certaine bureaucratie qui bloque les soignants ?
C'est très compliqué de juger une administration dans sa globalité. Je ne mettrai absolument pas tout le monde dans le même panier. Quand j'étais ministre, j’ai vu des hôpitaux et notamment des CHU qui fonctionnaient extrêmement bien et où le lien entre le président de CME et le directeur de CHU était remarquable, avec un travail en équipe. Et à l'inverse, j'ai vu des hôpitaux, des grands comme des petits d'ailleurs, où ce couple-là était dysfonctionnel et avec énormément de tensions dans les équipes. Essayons de repérer les directeurs d’hôpitaux ou les responsables des ARS qui sont peut-être les plus à l'écoute du terrain afin de promouvoir ces pratiques.
Envisagez-vous de vous réengager en politique ?
Pour être ministre, il faut avoir le pouvoir d’agir. Cela nécessite un certain environnement professionnel comme la confiance du président de la République ou du Premier ministre, le rang protocolaire dans le gouvernement, les moyens donnés. Je ne dis ni oui ni non à votre question.
Mais mon objectif aujourd’hui est d’être utile en ayant cette parole libre pour faire bouger les lignes pour le bien commun, pour l’avenir de notre système de santé. Je n’ai aucun regret sur les trois années au ministère. J’ai l’impression d’avoir pris un certain nombre de décisions. Ma santé 2022, qui a été votée au-delà de la majorité présidentielle, est par exemple une bonne base pour la transformation du système de santé.
Repères
2011 Présidente de l’Institut national du cancer (Inca)
2016 Présidente de la Haute Autorité de santé (HAS)
2017 Ministre des Solidarités et de la Santé sous le gouvernement d’Édouard Philippe
2020 Quitte le gouvernement pour être candidate LREM à la mairie de Paris et perd l’élection
2021 Rejoint l’OMS en tant que directrice exécutive
2021 Mise en examen pour mise en danger de la vie d’autrui dans la gestion de la pandémie du Covid
2023 Annulation de cette accusation par la Cour de cassation
2025 Création du think tank Évidences
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