« La seule façon de mettre les gens ensemble, c’est encore de leur envoyer la peste », écrit Albert Camus. C’est aussi le message de votre livre*.
Vous venez de toucher une corde sensible notre fils qui est né durant la première vague de la pandémie porte le second prénom d’Alberto, en hommage à Moravia mais aussi d’Albert Camus et justement à La Peste. La crise radicalise les situations. Et révèle d’une lumière crue, ce qui fonctionne ou pas. Elle incite aussi à prendre des risques − même s’ils sont limités − et à être plus grand que les organisations. Les Français, au fond, comprenaient parfaitement la situation. Souvent des personnes que je croisais, hors de l’Etat, me disaient : « Vous faites tout ce que vous pouvez. » Au début, les journalistes citaient l’Allemagne, la Suisse ou certains pays asiatiques comme des modèles. En fait personne n’a trouvé la solution miracle. Face aux répliques, aux secousses inattendues, nous nous sommes adaptés en permanence. Nous avons changé nos orientations. Au final, nous avons traversé cette crise sans avoir commis trop d’erreurs et plus fondamentalement, en acceptant de nous corriger.
« Rien n’est moins spectaculaire qu’un fléau, et par leur durée même, les grands malheurs sont monotones », écrit encore Camus. C’est ce que l’on observe aujourd’hui.
Il faut regarder plus en amont cette crise. Depuis l’épidémie H1N1, des alertes sanitaires ont été lancées à plusieurs reprises. Mais se sont révélées ensuite mineures en termes d’impact. Au début de la pandémie actuelle, y compris dans l’écosystème public, un doute sur la sévérité de la crise s’était diffusé insidieusement. Mais lorsque la crise se prolonge, la monotonie s’installe. En fait, l’organisation de l’État n’est pas préparée à ce type de situations. Pourtant l’époque verra nécessairement les crises se succéder.
Qu’est-ce qui vous a permis de comprendre au mieux les subtilités du système de santé ? Votre hospitalisation en réanimation ou votre nomination à la tête de l’ARS Ile-de-France ?
Le passage en réanimation dans un hôpital parisien ne procure qu’une vision très partielle du système de santé. C’est vrai toutefois que je note alors − c’était dans les années 2010 − lors de cette hospitalisation l’absence de serviette pour essuyer le malade et le recours au drap. Mon corps en a encore gardé la mémoire. C’est quelque chose de très physique. Dans les premiers mois de la pandémie, je ne visitais pas de services de réanimation, le souvenir était encore à vif, les bruits, les sons, la concentration des soignants… D’ailleurs, l’ARS a financé des projets afin de supprimer les sonneries incessantes dans les services de néonatologie. Comme les adultes, les nourrissons doivent en conserver la mémoire. Désormais, dans le service de réanimation néonatale de l’hôpital sud francilien, on n’entend plus aucun son. Les signaux d’alerte sont visibles sur les écrans. Ce qui exige une plus grande vigilance pour les soignants. Mais les nouveau-nés ne sont plus soumis à ces bruits. Ce projet a été initié au départ par l’hôpital et nous avons essayé de le diffuser plus largement dans la région. Mais il ne m’aurait pas autant touché si je n’avais pas connu comme malade cette situation.
Le livre est un plaidoyer pour l’administration travaillant main dans la main avec le politique. L’image est-elle si abîmée auprès du grand public et des professionnels ?
Je n’ai pas pensé cet ouvrage à la manière d’un plaidoyer ou d’un journal de bord. Le point de départ repose d’abord sur la volonté de raconter ce qui s’était réellement passé. L’histoire est livrée avec les tâtonnements des acteurs, leurs erreurs. Il n’y a pas eu une ligne unique. Sur le terrain, chacun a dû inventer une réponse aux évènements. En tout état de cause, je ne souhaitais pas écrire une défense et une illustration du service public.
Le lecteur demeure parfois sur sa faim à certains moments. Vous témoignez d’une rencontre passionnante entre le président de la République et les médecins de l’hôpital René-Dubos à Pontoise. Mais vous ne révélez pas le contenu des échanges. Pourrait-on en savoir plus ?
Nous sommes lors de la seconde vague. L’objectif était de présenter au président de la République une collaboration exemplaire entre médecins de ville et médecins hospitaliers qui se traduisait par une prise en charge optimale des patients. L’évaluation médicale réalisée en aval écartait les erreurs d’aiguillage au sein de l’hôpital grâce à un repérage précis des signes de gravité réalisé par les médecins généralistes. Second point, tandis que l’on s’interrogeait alors sur la prescription de l’oxygénothérapie en dehors de l’enceinte hospitalière, les équipes de l’hôpital René-Dubos avait poussé à développer l’oxygène à domicile sous l’impulsion du Dr Édouard Devaud. À l’époque, cela ne faisait pas l’objet d’un consensus notamment à l’AP-HP. Certains n’hésitaient pas à parler de médecine de brousse. Aujourd’hui, cette initiative s’est largement diffusée. Bref, l’innovation en temps de crise s’invente en différents lieux. Et conduit à multiplier les collaborations entre soignants. On rejoint là la citation de Camus.
Vous avez aussi conduit un séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales. Quelle était la teneur de votre enseignement ?
Avant la crise, on parlait d’un État impotent, peu visible. Je souhaitais travailler sur la question de l’État, son poids réel, ses forces et faiblesses. Puis à la suite d’échanges avec les enseignants de l’école, un autre fil est apparu, à savoir comment s’était nouée la crise. Il y a peu d’endroits en France où les universitaires croisent des hauts fonctionnaires. Amélie Verdier qui m’a succédé à l’ARS Île-de-France était auparavant directrice du budget. Elle est venue raconter comment en quelques jours cette direction garante de l’orthodoxie budgétaire a basculé dans le quoi qu’il en coûte. C’était passionnant à écouter. Avec Stéphane Audoin-Rouzeau, l’historien spécialiste de la Grande Guerre, nous avons eu le récit de l’audition du Généralissime Joffre qui était entendu dès août 1914 par les comités spéciaux de l’Assemblée nationale sur la conduite de la guerre. Enfin, Édouard Philippe est intervenu pour évoquer l’incertitude. Très vite lors de la pandémie, il adopte l’attitude de dire « je ne sais pas ». D’ailleurs, lors de la pandémie, peut-on dire que le doute a été davantage exprimé par les politiques que par certains grands patrons en médecine, invités sur les plateaux de télévision ? On nous a souvent reproché de changer de stratégie. En fait, naviguer à vue relève de la compétence stratégique. Ce doute méthodique, cartésien, est la meilleure réponse à apporter à un virus qui mute en permanence.
Vous vous livrez à un éloge de la santé publique. Au-delà du discours, comment changer la situation déjà connue en matière d’inégalités de santé ?
La culture de la « bonne santé » est peu présente, peu valorisée. La spécialité de santé publique est choisie parmi les dernières par les jeunes internes. Si l’on introduisait davantage d’intelligence collective dans le champ de la santé publique, de la prévention, on franchirait plus aisément les obstacles. En France, certains estiment que l’on devrait s’en occuper après avoir réglé les autres problèmes. La dévalorisation de ces questions est partagée à la fois par les médecins et les politiques. Quant aux inégalités de santé, la connaissance sur cette question s’est nourrie dans l’action.
Lorsque je reçois en mars 2020 les premiers chiffres de surmortalité dans le département du 93, première réaction, je me demande si les patients ont eu accès aux services de réanimation. Puis je m’interroge sur la qualité de ces services. On creuse ces questions, et, ce n’est pas une posture, en tremblant. Non, le système hospitalier est de la même qualité en Seine-Saint-Denis qu’à Paris. En fait, les patients sont souvent morts chez eux, ou directement en arrivant aux urgences, à la suite d’une décompensation. Ils sont morts d’obésité, des conditions de logement, du métier qu’ils exerçaient. C’est cette situation qui est à l’origine du titre du livre qui s’intitulait au départ La morsure et le rebond. Nous n’intégrons pas suffisamment cette question des déterminants sociaux de santé, alors qu’on les connait.
Que peut-on faire concrètement pour changer la donne ?
Matignon est une machine à produire de l’arbitrage. C’est le travail des 60 conseillers ici présents. Mais la Première ministre Élisabeth Borne leur rappelle souvent qu’ils doivent aussi avoir des convictions. Nous avons un jour fait un tour de table en réunion de cabinet pour nous demander quels étaient les deux dossiers qu’à notre niveau nous souhaitions faire avancer en priorité. En ce qui me concerne, je mets en tête le développement des politiques de prévention. Vous avez noté que le ministère de la Santé est désormais aussi celui de la Prévention. Les mots ne suffisent pas, mais ils ont un sens. Le PLFSS contient des premières mesures comme les examens de santé à 25, 45 et 65 ans. Je souhaiterais que le virage pris soit irréversible. La prévention doit désormais être regardée comme une contribution directe à la santé si l’on dire « dure » surtout au moment où se développe le concept d’une santé environnementale. Cela doit se traduire aussi par des moyens à la Direction générale de la santé, dans les ARS. Ce changement de culture s’opérera en médecine comme en politique par l’administration de la preuve.
En matière de management, vous pointez l’importance du management intermédiaire. Là aussi, les progrès sont lents.
L’intérêt du travail des cadres de santé, leur degré d’autonomie revêt une importance essentielle. D’autant que le travail diffère d’un endroit à l’autre. En témoignent les vacances de postes. Pourquoi un service de pointe en compte un grand nombre alors que dans un service de gérontologie de la même institution, on n’en recensera aucun ? La réponse est dans l’autonomie des équipes. La grande difficulté est d’évoquer cette problématique sans donner le sentiment de vouloir faire plus avec moins. Le rapport au travail a changé. J’ai été frappé de voir des jeunes PH très brillants dire qu’ils ne feront pas le même travail dans vingt ans. L’organisation du travail doit être transformée non pas pour davantage de productivité mais pour répondre aux aspirations des nouvelles générations. Il faut arrêter avec l’idée de l’héroïsme.
Vous n’évoquez pas la question des masques dans votre livre.
Des procédures judiciaires sont en cours sur ces questions. Par ailleurs, après mes réponses aux commissions d’enquêtes parlementaires, à la Cour de justice de la République où mon audition s’est prolongée pendant quarante-deux heures, je sature de devoir rappeler les mêmes arguments. Des erreurs ont sans doute été commises. Mais une erreur n’est pas nécessairement une faute et une faute n’est pas forcément pénalement répréhensible. Mais les connaissances de l’époque ne sont pas celles d’aujourd’hui. Reconnaissons un manquement de culture du risque. Enfin, au tout début peut-être aurait-il fallu plus explicitement, reconnaître que l’on disposait de moins de masques que prévu. Mais rien n’a été volontairement et sciemment caché.
Pourquoi ne pas avoir inscrit la grande réforme de la santé à l’agenda du gouvernement dès cet automne ?
En premier lieu, nous avons été mobilisés en juin par la crise des services d’urgence et la nécessité de prendre des mesures. Par ailleurs, lors du Ségur de la santé, des avancées structurelles ont été réalisées. Pour autant, des changements structurels complémentaires devront avoir lieu. Sur l’adaptation aux territoires, l’acceptation de réponses différenciées, le dispositif du Conseil national de la refondation avance et mobilise avec 800 CNR thématiques sur la santé. Persiste le dossier de l’attractivité qui ne se résume pas seulement à une réponse financière. Il va falloir à un moment sortir de la succession des crises. Je mesure tous les jours la volonté de François Braun d’apporter des réponses.
* La Blessure et le rebond, dans la boîte noire de l'Etat face à la crise, éditions Odile Jacob, 320 pages, 21,90 euros.
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