Majoritairement à droite, comment la Haute Assemblée agit-elle sur les réformes santé ? Le corporatisme médical y trouve-t-il encore des relais décisifs ? À la veille des élections sénatoriales, plusieurs élus du Palais du Luxembourg racontent leur expérience, la recherche d'efficacité au service des territoires et les difficultés du jeu politique.
Le Sénat, « anachronisme démocratique » (Ségolène Royal, 2005) ? « Anomalie parmi les démocraties » (Lionel Jospin, 1998) ? Des responsables politiques ont souvent cherché à dénigrer le rôle du Sénat, voire à le supprimer, en vain. Non seulement la Haute Assemblée fait de la résistance mais elle s’impose comme une force d’opposition souvent constructive, capable d'enrichir la loi et surtout de trouver des voies de compromis – notamment sur les questions de santé – en miroir d'une Assemblée nationale plus « clivante » et théâtrale (lire aussi page 12).
Mathématiquement, le rôle du Sénat s'est renforcé depuis l’élection présidentielle de 2022, à l'issue de laquelle le gouvernement n’a obtenu qu’une majorité relative à l’Assemblée. N’ayant guère le choix, l'exécutif est devenu plus conciliant avec le Palais du Luxembourg, où peuvent se tisser des accords politiques. « Du temps de Jacques Chirac, 80 % des amendements sénatoriaux se retrouvaient dans la loi définitive, rapporte le généraliste Alain Milon (LR, Vaucluse). Du temps de Sarkozy, on est descendu à 60 %. Au premier mandat de Macron, ce chiffre est tombé à 45 %. Mais au second mandat, il est très fortement remonté. »
Légitimité issue des territoires
Le sénateur parisien écologiste (app. PS) Bernard Jomier, lui aussi généraliste, abonde en ce sens, soulignant la capacité d'intervention du Sénat. Outre « ses possibilités accrues » en l’absence de majorité absolue à l’Assemblée, il est présent sur l’évaluation et le contrôle du gouvernement, compétence peu exercée par les députés. C'est le cas sur les questions de santé avec, par exemple, la commission d'enquête sur la pénurie de médicaments et les choix de l'industrie pharmaceutique française. Selon Patrice Joly (PS, Nièvre), le Sénat a sa légitimité propre, issue des territoires, à travers le vote des grands électeurs. Ce qui lui donne une liberté de parole et de contrôle de l’exécutif. « Il a aussi une vision plus long-termiste que le Palais-Bourbon, notamment en matière économique », avance-t-il.
Si elle joue volontiers sa partition, la Haute Assemblée est-elle pour autant écoutée par l’exécutif au moment des arbitrages décisifs, en particulier sur la santé ? Pas si sûr… Pour Florence Lassarade (LR, Gironde), le Sénat est entendu « à partir du moment où le gouvernement a besoin de nous, du coup nous avons parfois l’impression de pédaler dans le vide ». Bernard Jomier la rejoint sur ce point. Si la qualité des travaux des sénateurs est reconnue, « le gouvernement dialogue peu avec nous », regrette-t-il. « Un collègue médecin LR me disait même en fin de session : "Y en a marre, on bosse, on bosse mais le gouvernement n’en a rien à faire". Vu qu’il est LR, donc dans la majorité au Sénat, je lui ai répliqué : "Imagine-toi dans l’opposition !". »
Ratios soignants/patients et accès aux soins
Parfois, l’exécutif écarte les initiatives des sénateurs pour mieux les reprendre plus tard… C'est le cas de la loi sur le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides votée unanimement au Sénat en 2018, d’abord enterrée par Agnès Buzyn puis reprise en 2020. Présidente de la commission des Affaires sociales, la Dr Catherine Deroche (LR, Maine-et-Loire) insiste sur le rôle majeur d'amélioration de la loi du Sénat. « Un texte de l’Assemblée nationale peut arriver avec de mauvais articles ! Il faut alors que les députés aient la volonté d’accepter nos amendements sans vouloir toujours nous imposer leurs textes. »
Sur la santé en tout cas, le Sénat n'a pas hésité à pousser des réformes concrètes, qui remontent du terrain. C'est le cas de la proposition de loi sur l'instauration d'un nombre minimum de soignants par patient hospitalisé, défendue par Bernard Jomier et plusieurs de ses collègues. Alors que LR était contre, le texte a finalement été adopté au Sénat en février 2023 par une majorité écrasante après des discussions en commission, et ce, contre l’avis du gouvernement.
Quant à la coercition envers les médecins libéraux – à laquelle le gouvernement est hostile –, le sujet fait l’objet d’âpres discussions parmi les sénateurs de tous bords. De l'avis général, la thématique de la remise en cause de la liberté d'installation traverse désormais tous les courants, tant la problématique de la pénurie médicale marque les élus des territoires et leurs administrés. De ce point de vue, le Sénat, bien que majoritairement à droite, n'est plus l'assemblée du corporatisme médical mais celui de la recherche de solutions plus équilibrées, quitte à bousculer la profession.
Rapporteure générale de la commission des Affaires sociales, Élisabeth Doineau (Union centriste, Mayenne) explique ces mouvements de balancier du Sénat pour trouver des voies de passage entre des positions contraires. Sur l'allongement de l'internat de médecine générale, elle a écouté les inquiétudes des jeunes généralistes. « Je me suis abstenue, c’est une année blanche pour ces internes. » En revanche, elle est favorable aux délégations d’actes pour la prise en charge des maladies chroniques ou libérer du temps médical (le Sénat a soutenu l’expérimentation de la réalisation de certificats de décès par les infirmiers). La sénatrice souhaite s’inscrire dans le temps long pour « regarder les évaluations réalisées des expérimentations ».
Boomerang
La sénatrice et médecin Catherine Deroche se défend de tout corporatisme mais se veut pragmatique : elle était favorable au plafonnement de la rémunération de l’intérim médical (loi Rist) mais elle a critiqué son mauvais timing. Et n'hésite pas à alerter les syndicats de médecins, qui « ont intérêt à faire des pas vers les autres professions de santé, sinon le boomerang va revenir très vite, avec des contraintes plus fortes. » La pédiatre Florence Lassarade regrette tout de même que le corps médical « soit parfois accusé de tous les maux » en matière d'accès aux soins. Elle assume de proposer la revalorisation de la profession et souhaitera une réflexion sur les violences subies par ses confrères.
Et demain ? Les sénateurs poussent déjà leurs idées sur les réformes santé. Bernard Jomier souhaiterait intégrer les coûts de l’inflation dans l’enveloppe financière de l’Ondam (objectif national de dépenses maladie), Catherine Deroche propose de sanctuariser les investissements hospitaliers mais aussi de permettre aux hôpitaux d'avoir enfin une visibilité budgétaire sur plusieurs années. « Ce qui me fâche, c’est qu’il y a toujours de bonnes raisons pour le gouvernement de ne pas changer, glisse la sénatrice. C’est pourtant au politique d’actionner les leviers de transformation. » Un exemple de temps perdu ? La revalorisation de la permanence des soins et de la pénibilité, que son groupe défend de longue date, et qui commence seulement à se concrétiser.