Par Yannick Pagnoux
4 h 37. L’heure inscrite en chiffres écarlates s’imprimait sur la pupille de Marc Capel. Il détestait l’affichage digital de son radioréveil, gadget qui lui était désormais inutile mais qu’il était indispensable de posséder en 1982.
Le son strident du téléphone continuait de résonner à travers la petite maison. L’atteindre lui demandait de quitter le doux réconfort de ses draps, et en cette froide nuit de décembre, c’était la dernière chose qu’il voulait faire. Pourtant, quelque chose l’intriguait : il ne connaissait personne qui aurait eu l’indécence de l’appeler si tôt. Les gens du village savaient qui il était, et un appel si précoce indiquait forcément une urgence médicale. De fait, malgré son mécontentement, il se mit debout. Marc avait conscience de sa situation : un ancien médecin retiré de tout au fin fond de la cambrousse, cela attirait forcément des questions. Et même si des rumeurs couraient, Marc n’avait jamais refusé d’aider. Son diagnostic était encore très sûr, et il répondait volontiers juste pour garder un pied dans la réalité.
Il avait enfin atteint le téléphone, et en attrapant le combiné il se jura que si le cas n’était pas désespéré, son interlocuteur allait entendre parler du pays ! Le « allô » qui retentit dans le combiné le ramena à ce passé qu’il avait tant cherché à oublier. Il connaissait parfaitement la voix qui venait de le prononcer, celle de son confrère et vieil ami Guy Bernier, chef de service de l’hôpital de la Timone.
Marc sentit des frissons lui parcourir le dos. Cela faisait plusieurs années que les deux hommes ne s’étaient pas parlé. L’échange de banalité qui suivit ne trompa pas son instinct : il avait parfaitement conscience que son collègue retardait le moment d’annoncer une nouvelle délicate. Il avait connu la même situation cinq ans plus tôt. Des silences assourdissants. Personne pour oser prendre la parole, prononcer les mots qu’il devait entendre. On détournait le regard, on l’évitait. Après tout, qui pouvait avoir le courage de dire à son collègue que sa femme de quarante-six ans venait de mourir d’un cancer du pancréas ? En l’espace de quelques minutes, Marc était devenu un fantôme. Le monde autour de lui avait pris d’autres couleurs, d’autres saveurs. Et en cet instant il sentait au fond de lui que cela recommençait.
– Arrête de tourner autour du pot Guy. Ce n’est pas pour me demander comment je vais que tu m’appelles après tant d’années.
– C’est ton fils, Marc.
– Mon fils ? Louis ?
– Oui. Il est arrivé dans nos services voilà trois jours, aréactif. Il manifestait une altération de son état général avec suspicion d’un syndrome infectieux. Un état qui n’a fait que s’aggraver. Malgré tous nos efforts, il vient de succomber à un choc septique foudroyant. Nous avons trouvé ton numéro dans ses affaires.
Louis. Son seul enfant. Il n’arrivait pas à croire que la vie venait encore de lui arracher un être cher. Mais il ne pleura pas, il ne le pouvait plus depuis que Sarah était partie. Le parquet sembla flotter sous ses pieds, tandis que son esprit cherchait un moyen de s’échapper. Il rassembla ce qui lui restait de conscience et ravalant sa salive dit :
« Je suis là dans une heure. »
Tel un zombie il s’habilla rapidement et se dirigea vers sa voiture. Mais il ne put y arriver, s’écroulant dans son allée en vomissant. Une nausée qui lui fit remonter plus que tripes et boyaux. Le chagrin l’avait emporté.
Il se releva cependant, une seule idée en tête : voir son enfant.
Il était 5 h 13 quand il démarra en trombe.
Yannick Pagnoux,
professeur agrégé de Sciences de la vie et de la Terre, réside à Martigues. Plusieurs fois Lauréat du Grand Prix de la littérature courte, il écrit depuis plus de vingt ans de la poésie et des nouvelles.
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