Ils ont vécu mai 68 : les lecteurs du « Quotidien » témoignent

Publié le 03/05/2018

Des lecteurs du « Quotidien » nous ont fait part de leur expérience personnelle des évènements de mai 1968. Nous reproduisons ici le récit et les réflexions qu'ils ont souhaité partager avec leurs confrères. Qu'ils en soient remerciés.

« J'ai amené avec ma voiture des patients à l'hôpital »
Dr Pierre Freiss
Ancien chef du service anesthésie-réanimation du CHU de Limoges

En mai 1968, j'étais à la fin de mes quatre années d'externat, en attente de ma prise de fonction en tant qu'interne. J'étais dans un village de la Creuse pour un remplacement de médecine générale de quinze jours. Pendant la grève générale, seuls les médecins avaient de l'essence et lorsque la 4L du confrère est tombée en panne, il n'y avait pas de pièces détachées et j'ai été contraint de lui emprunter son autre voiture.

J'ai signé des faux certificats de maladie à la majorité des gendarmes du village qui voulaient éviter d'être envoyés à Paris, redoutant ce qui passait pour une véritable guerre (tous les médias ou presque étaient en grève). J'ai amené avec ma voiture des patients à l'hôpital car il était difficile de trouver un ambulancier à certaines heures. Ils étaient occupés à des tas d'autres missions (livraisons, journaux, etc.) car ils avaient de l'essence. Les PTT étaient en grève mais les téléphonistes passaient les communications professionnelles aux médecins (et les écoutaient en douce). Lorsque ma femme étudiante à Bordeaux m'appelait, la standardiste coupait la communication au bout de la première phrase qui n'était manifestement pas un appel de patient…

Sinon, la médecine s'exerçait nuit et jour comme d'habitude car il n'y avait que peu de médecins à la campagne (déjà) et pas de service de garde organisé dans beaucoup d'endroits. Les horaires de travail étaient très larges, en fonction de l'importance de la clientèle. La journée débutait à huit heures et après la consultation et un repas rapide, les visites pouvaient durer jusqu'après vingt heures et parfois vingt-deux heures. Pour rationaliser les visites et éviter les pertes de temps, la bonne avait une liste de points où vous joindre, en général des bistrots, afin de vous transmettre les visites à proximité et éviter des kilomètres supplémentaires (Pas de radio, de portables ou de SMS à l'époque).

Sur le plan hospitalier, j'ai retrouvé comme interne les mandarins que j'avais quittés comme externe. En 68, il y avait beaucoup de patrons temps partiel et le mandarinat s'exerçait comme par le passé. Ce qui a changé, c'est la création de PH titulaires. Personnellement, j'avoue avoir conservé la mentalité d'un mandarin de 1976 à ma retraite de PU-PH en 2010, cependant, les services ont évolué et les rapports du chef de service avec les PH ne pouvaient plus être les mêmes qu'autrefois, lorsque le seul personnel médical était composé d'externes, internes et chefs de cliniques. Le pouvoir est naturellement devenu plus horizontal, partagé et négocié. Puis l'administration est devenue pléthorique et s'est emparée d'un pouvoir qu'elle est incapable de maîtriser, ce qui nous a menés à la pagaille actuelle des hôpitaux.

« Les patients ont commencé à nous régler par chèques »
Dr Richard Guidez
Médecin généraliste

Soirée rue Cujas à la Sorbonne avec une amie radiologue et son conjoint. J'avais 31 ans. La police, et les CRS en petits groupes compacts nous avaient fait laisser notre voiture près des jardins du Luxembourg et nous étions allés à pied ce soir de mai au restaurant. Nous n'avons eu aucune gêne par ailleurs, sauf un "vacarme lointain" ponctué d'explosions !
Professionnellement un grand changement : au bout de quelques jours, tout étant fermé et particulièrement les banques, les patients ont commencé à nous régler par chèques, l'argent liquide ayant rapidement été tari ! Le mouvement s'est amplifié et généralisé et je pense que c'est pour cela que nous sommes un des très rares pays à continuer à payer ainsi un peu partout, même en consultation, et spécialement les personnes âgées qui les utilisent au marché, les commerces et spécialement devant vous à la caisse des super-marchés ! Même pour de très modestes sommes.

« L'influence de mai 1968 sur la médecine elle-même, je n'en vois pas de positif »
Dr Alain Boulhault
Dermatologue

Je n’ai personnellement pas du tout apprécié cette période. J'étais en deuxième année de médecine, les amphis ont été occupés 24 heures/24, avec des assemblées générales ultra-politisées par des meneurs, où l’on ne respectait plus personne : profs de fac, doyen, etc., qu’une minorité d’étudiants tutoyaient et traitaient d’égal à égal du jour au lendemain. La majorité des étudiants prêts à passer leurs examens ont vu ces examens annulés et reportés en septembre ! Cela n'arrangeait que ceux qui n'avaient pas bossé et n'étaient pas prêts ! Quant à l'influence de ce mouvement sur la médecine elle-même, je n'en vois pas de positif.

« Une cravache à la main pour les externes »
Pédiatre

Retraité maintenant j'ai connu avant 68 un mandarin chef de service qui avait une cravache à la main pour les externes. Les assistants au garde à vous…
Tout cela a été éliminé dès 68. 


Source : Le Quotidien du médecin: 9662