La moitié des Français décédés du Covid-19 depuis le début de l’épidémie sont des résidents d’Ehpad. Souvent en sous-effectifs, inégalement équipées en matériel médical et de protection, ne pouvant pas toujours faire admettre à l’hôpital les patients âgés en détresse, les maisons de retraite médicalisées étaient-elles armées pour faire face à cette crise sanitaire ? Ont-elles été suffisamment épaulées par les pouvoirs publics ? Des médecins généralistes et coordonnateurs mais aussi des directeurs d’établissements ont accepté de revenir sur la gestion de la crise sanitaire la plus meurtrière pour les 7 000 Ehpad français depuis la canicule de l’été 2003.
Une « inimaginable tragédie humaine » se joue dans les établissements de soins de longue durée à travers l’Europe. Tel est le cri d’alarme lancé le jeudi 23 avril par l’Organisation mondiale de la Santé. Plus de 10 000 personnes âgées ont officiellement rendu l’âme au sein même de leur maison de retraite médicalisée. Mais au final, la moitié des décès dus au Covid-19 en France sont des résidents d’Ehpad, affirme dans un entretien au Monde le démographe Jean-Marie Robine, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
L’épidémie de coronavirus a été particulièrement meurtrière pour les seniors. « Les résidents des Ehpad sont les plus touchés, analyse Jean-Marie Robine, qui est également conseiller auprès de la direction de l’Institut national d’études démographiques (INED), chargé des questions de vieillissement. « Un nombre important de résidents malades des Ehpad ont été envoyés pour être soignés dans un service hospitalier et y finissent leur vie », souligne-t-il. La prise en compte par les pouvoirs publics de l’ampleur de l’hécatombe dans les Ehpad a tardé. Alors que le virus circulait déjà en France depuis plusieurs semaines, ce n’est qu’à partir du 2 avril que le ministère de la Santé a transmis quotidiennement le décompte des décès en Ehpad et établissements médico-sociaux.
Un modèle inadapté à une telle crise
Jamais les établissements pour personnes âgées n’avaient été confrontés simultanément à un tel fléau, plus meurtrier encore dans leurs murs que la canicule de l’été 2003. Plusieurs sociétés savantes de gériatrie (CNPG et SFGG) ainsi que leurs enseignants (CNEG) ont d’ailleurs sonné l’alerte, il y a quelques jours, sur la gravité de la situation. « Un des premiers constats majeurs de cette crise est sans doute que le modèle français des Ehpad est défaillant et inadapté pour faire face à des enjeux sanitaires de cette ampleur, constatent amèrement ces institutions. Malgré les efforts extraordinaires déployés partout en France, la crise s’est intensifiée. Les résidents continuent de mourir par centaines et les Ehpad sont souvent impuissants à faire reculer la transmission du SARS-CoV-2 aux résidents lorsque celui-ci entre dans les établissements. Les taux de contamination sont très importants dans de nombreux Ehpad. »
Selon les chiffres communiqués par le ministère de la Santé, 73 619 cas avaient été recensés en Ehpad dont 36 461 confirmés le dimanche 17 mai sur les quelque 700 000 résidents de ces établissements.
« Tant que l’on ne renforcera pas les Ehpad en moyens humains, nous ne pourrons pas stopper l’épidémie et éviter les morts, affirment encore les sociétés savantes de gériatrie. Nous le crions haut et fort : le manque de personnel soignant dans ces établissements est responsable de la contamination des résidents. »
Un manque de matériel préjudiciable
Les médecins engagés dans les maisons de retraite partagent tous le même constat : le manque de matériel a été fortement préjudiciable.
« On demande aux Ehpad d’être un lieu d’hospitalisation alors qu’on ne leur donne pas les moyens d’être un lieu d’hébergement. C’est compliqué », déplore le Dr Philippe Marissal, médecin généraliste coordonnateur de deux Ehpad dans l’Ain et trésorier du Syndicat national des généralistes et gériatres intervenant en Ehpad (SNGIE).
« On aurait pu éviter un tel bilan si tous les Ehpad avaient été dotés de suffisamment de matériel depuis le début et si les messages des autorités avaient été clairs. Or, ils ne l’ont pas été. » Lui aussi inquiet très tôt de la tournure des événements, le Dr Pierre-Marie Coquet, président du Syndicat national des médecins coordonnateurs (SNMC), a écrit une lettre mi-mars pour décrire à ses confrères la situation clinique du virus qui sévissait notamment dans l’Oise. Le généraliste, qui est depuis 11 ans méd-co d’un Ehpad privé à Maubeuge (Nord), regrette vivement certaines décisions politiques appliquées à l’époque. « Ne pas masquer les soignants a été une connerie. Si on l’avait fait dès le départ, on n’en serait pas là. »
Les établissements ont tenté pour la plupart de s’organiser contre le coronavirus, en renforçant les gestes barrière, en limitant les entrées, en isolant les patients parfois dans des unités Covid, en mettant à disposition du gel hydroalcoolique et des masques pour le personnel quand ils en disposaient...
« Dès le 20 mars, nous avons adressé une note d’information à nos médecins coordonnateurs, explique le Dr Emmanuelle Deschamps, directrice médicale du Groupe SOS Seniors, qui détient 69 Ehpad dans toute la France. Et nous avons monté une cellule de crise début mars ainsi qu’une boîte mail spécifique pour centraliser les demandes. »
Un grand rôle donné aux médecins coordonnateurs
Le ministère de la Santé a demandé que la prise en charge des cas suspects et confirmés peu graves soit assurée en priorité au sein des Ehpad afin de ne pas saturer les établissements de santé, précise une directive du 31 mars. Ségur a aussi recommandé aux établissements de privilégier la prise en charge des résidents par les médecins coordonnateurs. Ces derniers disposent d’un pouvoir de prescription générale dès lors qu’il y a urgence et lors de la survenue de risques exceptionnels, comme le déclenchement du stade épidémique, rappelle le ministère.
Cette consigne a souvent été appliquée dans les Ehpad. « Nous avons limité l’intervention des professionnels extérieurs et notamment des médecins traitants qui étaient des chevaux de Troie », explique le Dr Deschamps. L’Ehpad du Dr Coquet a fait de même à Maubeuge. « On a demandé aux médecins traitants de ne plus venir et on a repris la main sur le renouvellement des traitements », explique-t-il.
Certains généralistes ont pu réaliser des téléconsultations en Ehpad. Mais le lien a parfois été rompu avec ces patients. « Quand ils ne voient pas leur propre médecin, certains résidents se laissent aller, il faut veiller à éviter ce syndrome de glissement », souligne le Dr Marissal.
Face à cet ennemi inconnu, les professionnels se sont organisés. Des groupes WhatsApp de médecins coordonnateurs ont vu le jour, au sein desquels les praticiens ont partagé conseils et retours d’expérience
Dans la tourmente, les Ehpad ont aussi parfois dû subir des défections de personnel, et pas uniquement de professionnels contaminés. « En voyant les récits des médias, certains ont pris peur et se sont mis en arrêt de travail très vite. Il nous a fallu trouver des remplaçants, chercher des volontaires pour s’occuper de patients Covid... », explique le Dr Philippe Marissal. Dans un des établissements, la kiné a décidé unilatéralement de ne plus venir, une psychologue a essayé de faire du télétravail, et la pédicure podologue, on ne l’a pas vue pendant deux mois. » Le généraliste s’est ému de cette situation dans un billet publié sur le site du SNGIE. Il y invite ses confrères à ne pas « déshabiter ces lieux de vie que sont les Ehpad ».
Laissés pour compte
Même si l’heure n’est pas à la recherche de responsabilité, l’épidémie étant encore très active, les acteurs du secteur sont amers. D’aucuns reprochent à l’État le manque de masques et de tests ou le retard pris pour annoncer le confinement. Mais pas seulement. « Les Ehpad ont été laissés pour compte, affirme le Dr Deschamps. Des personnes malades ont été maintenues en établissement car les Samu ne voulaient pas les prendre, les masques ont été réquisitionnés par l’État, les médicaments par l’hôpital… Quant aux ARS, elles nous ont mis des bâtons dans les roues à toutes les étapes. Elles nous ont par exemple laminés car on utilisait des masques en tissu alors que nous n’avions rien d’autre ! »
Exténués par deux mois de crise sanitaire, les établissements devront rester vigilants pour éviter une nouvelle flambée épidémique. « On a mis tellement de mesures en place que je ne vois pas très bien comment ce virus pourrait passer », affirme le Dr Marissal. Les visites autorisées sont très encadrées. Elles ont lieu sur rendez-vous, avec un quart d’heure de nettoyage entre, des parloirs avec des claustras et un plexiglas à 2,5 m, un nettoyage des mains obligatoire… Le Dr Coquet souligne lui aussi que face à une épidémie très mortifère, les mesures barrière s’appliqueront jusqu’à l’extinction du virus ou l’arrivée des vaccins.