« Le matin, c'était un café et un Xanax ». Les mains posées sur ses genoux, vêtue d'une robe blanche, Florence, médecin généraliste dans la région Paca, parle d'une voix douce. Cette mère de famille s'apprête à sortir de la clinique psychiatrique Belle Rive de Villeneuve-lez-Avignon, qui prend en charge des soignants en souffrance, où elle est entrée, il y a un peu plus d'un mois, pour épuisement professionnel.
La cinquantaine, Florence feuillette un carnet de notes au logo de l’établissement et détaille son parcours, l'installation en libéral avec un associé beaucoup plus âgé qu'elle à l'époque, les demandes de plus en plus importantes des patients et les journées jusqu'à 21 h 30. À partir de 2015, elle connaît « une descente aux enfers » et tient grâce aux anxiolytiques qu'elle se prescrit à elle-même. Puis, en 2018, elle subit un burn-out sévère et se retrouve hospitalisée à la clinique. « Je me suis effondrée d'un coup, j'étais dans un état d'épuisement physique et émotionnel. Trop de travail, trop de pression administrative et de la part des patients, admet Florence. Je n'ai pas vu les signes avant-coureurs, il était impensable de m'arrêter. »
En 2021, après avoir contracté une forme grave du Covid avec embolie pulmonaire, c'est « la rechute ». Florence revient trois mois à Belle Rive. En avril 2022, elle est de nouveau hospitalisée car elle se sent encore fragile. Aujourd’hui, la généraliste envisage une reprise de l'exercice en libéral, mais à mi-temps, et parle de ce qu’elle avait considéré pendant longtemps comme « un tabou ». « Je me sens plus forte, mais il m'a fallu du temps. Au départ, c’était inconcevable pour moi d'être malade, reconnaît-elle. En tant que médecin, je l'ai vu comme une faiblesse et puis, j'étais anxieuse de lâcher mes patients. »
Anonymisation et mise à distance
Cette honte d'aller mal, ce sentiment d'abandonner sa patientèle ou de ne plus être utile sont spécifiques aux soignants en souffrance, accueillis généralement pour des séjours de quatre à cinq semaines au sein de la clinique. « Oui, il y a une honte en tant que médecin d'être tombé dans une maladie qu'on a soignée auparavant chez nos patients, raconte Valérie*, 61 ans, ancienne urgentiste en région parisienne, à propos de la dépression qui l'a menée il y a quelques jours à peine à Belle Rive. On se dit qu'il y a toujours des maladies plus graves. Moi j'ai "juste" le cerveau déglingué, mais cela me handicape tous les jours. »
La plupart des médecins hospitalisés regrettent ainsi d’avoir attendu pour demander de l’aide, de ne pas s'être fait soigner « plus tôt ». « Effectivement, les confrères qui entrent ici en tant que patient sont souvent dans un état dégradé, de crise, décrit le Dr Emmanuel Granier, psychiatre et responsable de l'unité dédiée aux soignants depuis sa création. Souvent c'est une agression, un divorce ou encore une faute professionnelle qui sont l'élément déclencheur, comme un grain de sable dans l'engrenage. »
Dans le cadre idyllique du parc de deux hectares ombragé et aux massifs fleuris, proche du Rhône frontière entre le Gard et le Vaucluse, ces médecins en grande souffrance psychologique tentent de se reconstruire peu à peu. Si des activités spécifiques, notamment sur la vie professionnelle sous la forme de groupes de parole, leur sont proposées, les soignants se retrouvent avec les autres patients de l'établissement dans les activités thérapeutiques, comme l’ergothérapie, la vannerie, la peinture ou l'expression théâtrale, proposés en plus des consultations avec les psychologues et les psychiatres. Proche d'Avignon et de sa gare TGV, la clinique accueille des médecins de toute la France. Loin de leur région d'exercice, ces patients, pas tout à fait comme les autres, « trop aliénés à leur travail », sont ici « mis à distance », anonymes. « Je n’avais pas envie que les autres médecins de ma ville soient au courant de mes difficultés. On se connaît tous », lâche Jean-Luc, gastro-entérologue en clinique privée.
Dans sa chambre qui donne sur le parc verdoyant, des romans policiers s'empilent à côté d'un magazine d'histoire. Le spécialiste libéral est hospitalisé depuis début avril pour une addiction à l'alcool et un surmenage professionnel. « Mon addiction est multifactorielle, mais elle a été aggravée par le contexte de travail », affirme le praticien de 63 ans, regard baissé. Puis il se redresse en racontant les difficultés démographiques de son département, où il n'y a plus que quatre médecins de sa discipline en libéral. Lentement, il a vu, lui aussi, sa qualité de vie au travail se dégrader, la demande augmenter jusqu'à ne plus pouvoir prendre de nouveaux patients, et à rogner sur son mardi après-midi, seule demi-journée de « soupape » où il pouvait faire du bateau en mer.
Accompagnement confraternel
« Il y a une absence totale de reconnaissance de la médecine libérale, qui est assez désagréable, regrette Jean-Luc, autrefois très engagé dans le syndicalisme médical. La réalité, c'est qu'on fait désormais un tri des patients, on ne peut plus voir tout le monde ! Et quand vous rentrez le soir après votre journée, vous n'avez plus envie de rien faire » Face à ce mal-être, le gastro-entérologue a donc fini par appeler l'association Mots – pour Médecin, organisation, travail, santé, créée en 2010, et qui aide les médecins en épuisement professionnel et dont fait partie le Dr Granier.
« Beaucoup de patients nous sont adressés par l'association, avec laquelle on essaie de créer une filière de soins. Le fait d'être orienté via Mots permet de faire accepter l'hospitalisation », explique le psychiatre. L'établissement a, par ailleurs, acquis une certaine réputation dans la prise en charge des soignants, un autre facteur facilitant. « Cet aspect spécialisé diminue la résistance des médecins à être pris en charge », confirme le Dr Granier. Le psychiatre met enfin en avant la notion « d'accompagnement confraternel ». « Quand le problème relève de notre propre métier, la connaissance mutuelle rend les choses plus simples. On a partagé les mêmes choses, les concours, les nuits blanches, les fêtes, les stages etc. Cela facilite la rencontre », conclut-il.
« Ne pas se soigner seul »
Ce côté « spécialisé » de la clinique a rassuré Stéphanie, autre urgentiste dans le secteur privé. « Se retrouver pour des moments entre soignants, ça aide, ajoute-t-elle, assise en tailleur sur son lit. D'autres ont traversé le même problème. » Lorsqu'elle évoque son burn-out et ses deux jeunes enfants, son regard brun flotte dans le vide puis ses yeux s'emplissent de larmes. « Le Covid aux urgences m'a tuée, avoue la médecin de 46 ans, on est dans le don de soi en permanence. Parfois j'étais la seule médecin du service pendant 12 heures, humainement ce n'était plus possible. » L’urgentiste confie aussi son « déni » qui l’a menée jusqu'à avoir des idées noires. « Il faut davantage s'écouter en tant que médecin », insiste-t-elle.
« Je veux dire à mes confrères que dès que l'on sait qu'on ne va pas bien, il faut se renseigner, et ne pas se soigner seul, ce n'est pas la bonne solution, renchérit Valérie. Il faut savoir se dire qu'on ne va pas bien, il faut s'écouter, avoir une vie saine, garder des activités à côté et surtout, mettre des limites au travail. » Antoine, anesthésiste-réanimateur de 41 ans dans un CH, qui a vécu une « perte complète de sens » de son métier, mêlé à une addiction aux médicaments et un syndrome dépressif, estime lui aussi qu'il faut « sensibiliser » à la souffrance mentale des soignants. « On nous dit qu'un médecin ne doit pas être malade, mais ce n'est pas vrai. On a le droit de ne pas aller bien, et des gens vont même nous aider », insiste celui qui a désormais trouvé « un refuge au calme ».
* Prénom modifié
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