Le bleu d'Avicenne

#  3 : Un bleu cuit

Publié le 16/05/2019
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Pascale Dehoux

Pascale Dehoux

Le médecin explique au tisserand qu'il recherche des pashminas d'un bleu hypnotique, unique, envoûtant. L'artisan lui désigne tout un nuancier de fils rangés dans un coin de la minuscule pièce. Une dizaine de bleus s’enchevêtrent, du bleu ciel au bleu profond, presque noir. Le médecin plonge sa main dans ces larges pelotes, les aligne, en admire les superbes déclinaisons mais ne retrouve là que des tonalités habituelles.

Fouillant des yeux les recoins les plus sombres de l’échoppe, il aperçoit un écheveau de laine, d'un bleu tel que l'obscurité ne parvient pas à l'éteindre. Entre turquoise et cobalt, il appelle le regard, comme s'il s'agissait d'une présence vivante. Avicenne n'a jamais vu de coloris aussi subtil.

Le tisserand raconte qu'il a ramené ce bleu de son pays d'origine, l’Égypte. Il ne provient pas de pigments végétaux comme l'indigo mais bien d'une cuisson. C'est ce qui lui donne cette intensité et cette brillance. Il est produit à partir de pâte de verre colorée et cuit pendant deux jours, dans un four à très haute température, avec des sables siliceux, du cuivre et des roches calcaires. Sa teinte varie selon la température de fonte.

Avicenne apprend également que, jadis, les Égyptiens utilisaient ce bleu pour décorer les sarcophages et les papyrus. C'est un bleu inaltérable qui jamais ne perdra de sa superbe, éternellement serti dans sa luminosité. Peu de gens le connaissent par ici. Les yeux du tisserand brillent de fierté…

Soudain empli d'une joie suprême, le médecin sait qu'il a trouvé le fleuron de sa pharmacopée. Il demande si l'écheveau de laine est assez long pour tisser une grande étole. Il pourra alors largement y envelopper les malades. Le tisserand soupèse le lourd écheveau et assure qu'il parviendra à en obtenir un rectangle de quatre mètres sur trois. Avicenne est satisfait. Il possède la conviction que ce bleu millénaire recèle des pouvoirs vibratoires incomparables, propres à ralentir n'importe quelle humeur sanguine.

Le muezzin appelle à la prière de onze heures lorsqu’Avicenne quitte l'échoppe. Un sourire lumineux éclaire son visage buriné. Les rues se vident, chacun se rendant dans sa mosquée de prédilection. Le médecin veut remercier Dieu de si bien guider ses pas sur l'exigeant chemin de la connaissance. Son pashmina bleu égyptien sera prêt dans une semaine et c'est une bénédiction. Que serait un thérapeute sans outil ?

Avicenne se remémore son impuissance lorsqu'un enfant est mort un jour dans ses bras, étrillé par une insupportable douleur au ventre et brûlant de fièvre. Il s'agissait sûrement d'une péritonite mais le médecin, faute d'instruments adéquats, n'avait pu enrayer le mal et empêcher l'issue fatale.

Il faut sans cesse trouver de nouvelles thérapeutiques, les évaluer. Si ce bleu égyptien s’avère efficace, Avicenne testera d'autres couleurs, d'autres spectres. N'a-t-il pas observé que le jaune pouvait décongestionner l'appareil digestif ? La semaine d'avant, un patient, au ventre ballonné et douloureux, ne lâchait plus son turban jaunâtre, affirmant que sa seule vue parvenait à le soulager. Avicenne fixe son tapis de prière aux belles teintes violettes. Son esprit tumultueux s'apaise et l'aide à plonger dans une pieuse méditation.

Prochain épisode dans notre édition du 23 mai

Pascale Dehoux, née en 1964, est auteur, chanteuse, conteuse, éducatrice et caresseuse de chats. Plusieurs fois Lauréate des prix Short Edition, elle incarne également ses mots sur scène à travers chansons, slams et récits.

Pascale Dehoux

Source : Le Quotidien du médecin: 9750