Plus de 30 000 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée depuis 2014. Sur la route de ces hommes, femmes et enfants fuyant la guerre, la violence ou la misère, croisent des navires de sauvetage dans les eaux au sud de l’Europe. « Le Quotidien » a embarqué début décembre sur le Geo Barents, affrété par Médecins sans frontières. Reportage.
« MSF team, let’s get ready for rescue ! » Bruits dans les couloirs, chacun à son poste dans un ballet mille fois répété. Les SAR (Search and Rescue), silhouettes imposantes, s’équipent de casques, gilets et lampes, l’équipage se tient prêt aux manœuvres et les soignants prennent placent sur l’immense pont arrière transformé en cellule de crise médicale. Les urgentistes ont dressé une tente pour isoler les cas les plus graves. À l’extérieur, des creux de presque deux mètres menacent dans la mer sombre.
Ce mercredi 4 décembre, peu avant minuit, après des jours de surveillance au large des côtes libyennes, l’alerte a été lancée depuis le pont supérieur du Geo Barents par la vigie, équipée de simples jumelles.
Les Rhibs (rigid-hull inflatable boats) sont mis à l’eau et leurs lumières s’éloignent rapidement dans la nuit. À bord, parmi les sauveteurs, l’infirmière canadienne Nicole Lessard, longs cheveux bruns tirés en arrière, et la médiatrice de santé américaine Nejma Banks, au visage parsemé de taches de rousseur et auréolé de boucles brunes. Les talkies-walkies grésillent et crachent leurs nouvelles : une cinquantaine de personnes sur une embarcation qui prend l’eau. Une fois leur mission accomplie, les semi-rigides font demi-tour, manœuvrant avec dextérité pour tenir le bord à bord et hisser les 45 rescapés, en état de choc et hypothermie, sur le Geo Barents, dont deux, inconscients, allongés sur une civière. Ils sont immédiatement pris en charge par l’urgentiste Marc Cassone et l’infirmière Nicole Lessard. Prise de température et tension artérielle, mesure de saturation en oxygène, vérification d’éventuelles causes traumatiques et, si besoin, perfusion intraveineuse.
Une visite médicale pour tous les rescapés
Benilde Perez, responsable de l’équipe médicale sur cette mission, opère un premier tri des patients. Vert, jaune ou rouge selon l’état de gravité. Les bracelets noirs, pour les personnes décédées, ne seront pas utilisés cette fois-ci. « On voit tous les rescapés pour vérifier et stabiliser leur état, ils prennent une douche chaude, se changent, ce qui permet de stopper l’effet toxique de l’essence sur leur peau. Ceux qui en ont besoin sont installés sous une couverture de survie, avec des bouillottes », déroule la cheffe d’équipe espagnole. « On veille ensuite à ce qu’ils s’hydratent, beaucoup, et mangent », complète l’infirmière.
On a de nombreux cas de maltraitances et tortures physiques
Dr Marc Cassone, médecin urgentiste pour MSF
« Si des patients le nécessitent, et sont transportables, nous sollicitons une évacuation auprès des instances desquelles nous dépendons en fonction de notre localisation, explique Nicole Lessard. L’hélicoptère est préférable, parce que les bateaux médicaux requièrent de nouveaux transbordements, parfois en repassant par un Rhib, ce qui n’est pas idéal. » La sage-femme anglaise présente à bord, Jonquil Nicholl, regard bleu et cheveux argentés, se souvient avec émotion d’une jeune femme au terme de sa grossesse qui présentait des complications, évacuée à sa demande, ce qui lui a sauvé la vie et celle de son enfant. Une naissance a aussi eu lieu sur le Geo Barents, quelques heures après un sauvetage, en 2022. Un fait rare mais pas unique.
Sur cette rotation, pas d’évacuation nécessaire. Les deux patients transbordés inconscients sont désormais sous surveillance dans la salle dédiée, à l’étage supérieur. « On a de nombreux cas de maltraitances et tortures physiques, y compris des violences sexuelles, des blessures génitales, mais aussi des blessures tympaniques, dont une grave, avec infection, consécutive à des coups violents assénés sur les oreilles, une probable infection pulmonaire et des crises qui ressemblent à de l’épilepsie », détaille le Dr Marc Cassone. Tous les cas seront suivis jusqu’au débarquement, chaque rescapé devenu patient ayant un numéro de bracelet, en plus de son nom, comme identification de dossier médical.
Chaque rescapé, à l’exception de ceux, rares, qui ne le souhaitent pas, est vu au moins une fois par l’équipe médicale. « Ce n’est pas toujours possible, témoigne l’infirmière. Nous faisons au mieux, mais lorsque 500 ou 600 personnes sont secourues, certains nous échappent forcément. »
Panser les traumas psychiques
Si tous les membres de l’équipe Médecins sans frontières sont formés à la prise en charge des psychotraumas, une psychologue clinicienne spécialisée reçoit en consultation les rescapés qui le souhaitent. « Certains d’entre vous ont vécu des violences, y compris des violences sexuelles, annonce ainsi Jonquil Nicholls, lors d’une séance collective. On a l’habitude de rencontrer des gens qui ont vécu la même chose ; si vous souhaitez en parler, nous sommes à votre disposition. Ce n’est pas votre faute, ce n’est jamais votre faute. » La majorité des rescapés sont bangladais, quatre pakistanais et un syrien. Si les premiers échanges ont lieu en anglais, certains en maîtrisant les rudiments et traduisant à leurs compagnons, il faut pour les consultations avancées faire appel à un interprète.
Grâce à une application dédiée, une personne traduit à distance les termes médicaux, les récits des survivants ou les droits qui sont les leurs. Le deuxième jour, l’un des rescapés, âgé d’à peine 20 ans, fait le récit, entrecoupé de sanglots, des viols et tortures qu’il a subis en Libye. La traductrice marque des silences. Il est loin d’être une exception. « Selon les estimations, 90 % des femmes et des jeunes filles qui empruntent la route de la Méditerranée sont violées », a alerté le Haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés le 6 décembre.
La prise en charge de la santé mentale ne s’arrête pas aux portes des consultations spécialisées. Dès que les rescapés en sont capables, des activités leur sont proposées. « Il est important à la fois de ritualiser et rythmer les journées, pour leur future reconstruction psychique, et de les laisser libres de choisir les activités auxquelles ils veulent participer, les heures auxquelles ils veulent manger », explique ainsi Mara Tunno, psychologue italienne au regard rieur. Rien n’est laissé au hasard. Les crayons de couleur et les feuilles de papier disposés sur les tables ne sont pas réservés aux enfants sauvés des eaux. Chaque personne est invitée à représenter ce qui a été vécu pour en déposer une infime part sur le pont du Geo Barents et s’autoriser à envisager un avenir. Une fresque collective est réalisée, les œuvres accrochées aux murs.
« On leur propose des activités manuelles, comme tisser des bracelets en fils de coton, des séances de stretching et des ateliers de coiffure ou de beauté, détaille Benilde Perez. Je me souviens d’un groupe de trois femmes dont l’une, qui avait subi des violences sexuelles, était mutique et se tenait à l’écart. Il a suffi d’une séance de maquillage pour qu’elle commence à revenir à la vie. »
90 % des femmes et des jeunes filles qui empruntent la route de la Méditerranée sont violées, selon le Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés
Pour les accompagner sur le plan psychologique, une ligne dédiée est mise à disposition par l’ONG. « Ce n’est pas la politique de MSF de faire réaliser le suivi par un des membres de l’équipe, et je serais d’autant moins bien placée que je suis exposée aux mêmes difficultés potentielles que les autres », précise la psychologue. Car les missions exposent non seulement au risque de traumatisme vicariant, à l’écoute répétée de récits de violences, mais présentent également des risques physiques, comme la plupart des missions humanitaires. « La dernière rotation a été difficile, relate Margot Bernard, responsable de la mission, de sa voix posée. Avant l’arrivée du Geo Barents, des hommes armés de kalachnikovs avaient menacé l’embarcation pneumatique et kidnappé les femmes et les enfants. À notre arrivée, ils ont tiré en l’air et plus de 70 hommes restant sur l’embarcation ont été poussés à sauter à l’eau. »
Le matin du 7 décembre, les 45 rescapés, dont 6 mineurs, se préparent à débarquer dans le port de Tarente, en Sicile. Munis de leurs certificats médicaux, ils découvrent le comité d’accueil qui les attend, composé à la fois de forces de police nationales et européennes, de médecins du ministère de la Santé italien et de la Croix-Rouge. Le sas sanitaire strict mis en place à bord permet d’éviter la quarantaine. « On espère que nos cas médicaux signalés seront bien transférés vers des hôpitaux », témoigne le médecin qui, avec toute l’équipe, salue chacun de ses patients, alors qu’ils s’apprêtent à poser le pied en Europe, cette terre inconnue qu’ils ont tant rêvée.
Des missions sous haute pression
Médecins sans frontières annonce la fin des opérations de son navire de sauvetage, Geo Barents, qui était opérationnel depuis juin 2021. Les lois et politiques italiennes ont rendu impossible la poursuite de ses opérations selon les modalités actuelles, explique l’ONG. En plus d’avoir été immobilisé deux longs mois en 2024, le bateau navigue en partie à vide pendant de longs jours. Et un décret voté par le Sénat italien le 4 décembre expose les opérateurs à un risque accru de saisie de leur vaisseau. En 2025, MSF remplacera le Geo Barents par un navire plus petit et rapide pour continuer ses missions, qui ont permis de sauver plus de 94 000 personnes depuis 2015.